Accueil du site - Séances-débats

Alice

Mardi 8 mai - 18h - Mercury
Publié le mardi 8 mai 2007.


de Jan Svankmajer

Tchéc., 1988, 84’

avec Kristyna Kohoutova

Le film commence par l’étrange rencontre entre Alice, une petite fille, et un lapin blanc empaillé qui se décide à quitter sa vitrine. En se lançant à la poursuite de ce singulier lapin, Alice se verra amenée à vivre d’étonnantes aventures et à rencontrer d’autres surprenants personnages inspirés de ceux d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, dont la Chenille, le Chapelier Fou et le Lièvre de Mars, ou encore la Reine de Coeur. Il s’agit peut-être d’un rêve ou d’une histoire sans logique issue de la débordante imagination d’un enfant... Ou s’agit-il plutôt, tout simplement, de la réalité vue sous une autre logique ?

Le réalisateur Jan Svankmajer, un des plus grands cinéastes tchèques, est né en 1934 à Prague, où il vit toujours. Il a réalisé depuis 1964 une trentaine de films, son premier long-métrage étant cette Alice, qui date de 1988. Beaucoup de ses court-métrages sont considérés des chef-d’oeuvres du cinéma d’animation (il utilise la technique dite de « stop-motion » ou animation photogramme à photogramme), qui ont influencé de façon décisive des créateurs qui reconnaissent Svankmajer comme un de leurs maîtres. Ainsi, les frères Quay (Institut Benjamenta, L’Accordeur de tremblements de terre), Henry Selick (L’étrange Noël de Monsieur Jack) ou John Lasseter (Toy Story), ou encore Tim Burton, Terry Gilliam ou Jean-Pierre Jeunet. Après Alice, Svankmajer a réalisé quatre autres long-métrages (le dernier en 2006), où l’action réelle a gagné progressivement de la place sur l’animation, sans renoncer jamais à celle-ci.

Pour comprendre un peu l’univers de Svankmajer et les obsessions qui reviennent d’un film à l’autre, notamment dans Alice, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un artiste à facettes multiples : céramiste, sculpteur, peintre, poète... Il commence sa formation dans les années 50 à l’Institut des Arts Appliqués de Prague, puis au Département de Marionnettes de l’Ecole des Arts Scéniques. Il commence à travailler comme directeur de théâtre en association avec le Théâtre des Masques et le Théâtre Noir, puis il rentre dans le mythique théâtre de marionnettes Lanterna Magika, où il entre en contact pour la première fois avec la réalisation cinématographique. Admirateur de l’oeuvre de Max Ernst, de Dali et des surréalistes, il commence à exposer ses oeuvres pendant les années 60 et, en 1970, l’écrivain Vratislav Effenberger l’invite à joindre officiellement le Groupe Surréaliste Tchèque, le seul qui existe actuellement et dont Svankmajer fait toujours partie. C’est en 1960 qu’il rencontre sa femme, Eva Svankmajerova (1940-2005), artiste (peintre, écrivain...) surréaliste comme lui et qui collabore très étroitement à ses films : on lui doit notamment la direction artistique (les décors) d’Alice.

Pour Svankmajer, le cinéma est un moyen de plus de concrétiser ses visions surréalistes. Il est souvent très intéressé dans ses films par les objets quotidiens, qu’il aime ériger en vrais personnages, nous montrant ainsi une face cachée de la réalité, une interprétation onirique ou une vision subversive. Il faut donc les animer par la technique du stop-motion : l’animation devient ainsi non pas un aboutissement artistique, mais un simple outil d’expression, bien qu’indispensable. L’animation servira à Svankmajer à montrer dans ses films non seulement le mouvement des objets, mais aussi leur transmutation, un concept qui lui est très cher et qu’on verra plusieurs fois mis en pratique dans Alice. Dans ce film comme dans toute l’oeuvre de Svankmajer, les objets sont importants pour la façon dont nous leur accordons une signification, dont ils nous font évoquer des émotions ou des souvenirs, ou bien encore la façon dont nous nous identifions à eux et leur donnons ainsi une âme.

Les surréalistes, dès le début du mouvement, ont considéré Lewis Carroll (1832-1898) comme un des leurs : en 1929, Louis Aragon fait la première traduction française de La Chasse au Snark (1876) et, deux ans plus tard, il publie dans la revue Le Surréalisme au service de la Révolution un article intitulé Lewis Carroll en 1931. Celui-ci analyse sa littérature du nonsense tout en louant la dimension subversive d’une oeuvre qui essaye, avec Alice au pays des merveilles (1865) et De l’autre côté du miroir (1871), de renverser la vision du monde que les adultes ont tenté jusqu’alors d’imposer aux enfants.

Ce n’est donc pas étonnant que Svankmajer (qui avait déjà réalisé en 1971 un film sur le Jabberwocky, à partir du poème qui apparaît dans De l’autre côté du miroir) s’attaque à une adaptation très originale d’Alice au pays des merveilles. Dans son film, Svankmajer reste assez fidèle à la structure narrative du récit de Carroll. En effet, des douze chapitres de celui-ci, Svankmajer en reprend neuf qui lui servent de point de départ pour créer un Pays des Merveilles très personnel. On peut dire que la logique surréaliste selon laquelle s’enchaînent les événements dans le film est en quelque sorte équivalente à celle du conte d’origine, mais le résultat n’en est pas le même pour autant. Il ne peut en être autrement, puisque une partie de la logique carrollienne s’avère une logique du langage et de l’utilisation de ce dernier, dont les jeux de mots et les calembours. Svankmajer, qui réduit les dialogues au minimum, utilise plutôt des associations visuelles. Il se sert, comme on l’a vu, des objets quotidiens qui apparaissent à plusieurs reprises comme points de repère et possèdent des fonctions différentes ou se transmutent selon l’évolution du récit.

Il y a aussi chez Svankmajer la volonté de créer une atmosphère particulière, une sorte de Pays des Merveilles sans merci en utilisant une lumière glauque, un bâtiment délabré comme décor de la plupart des scènes et une bande sonore très attentive à toutes sortes de bruits : tic-tac omniprésent des horloges ou grincements de mécanismes surprenants, mais aussi craquements, crépitements, crissements, grognements... On pourrait parler du rôle des portes donnant accès à des lieux et surtout à des situations inattendues, rôle que Svankmajer emprunte au livre de Carroll ; mais beaucoup plus originale, et beaucoup plus surréaliste au sens profond du terme, est l’utilisation constante des tiroirs comme passages d’un niveau de réalité à un autre, comme liens entre le désir et l’action, entre le rêve et la conscience.

Comme le dit le personnage d’Alice au début du film : "Maintenant vous verrez un film... fait pour enfants... peut-être. Mais j’allais presque oublier : vous devez fermer les yeux, sinon vous ne verrez rien !". En sortant du cinéma, vous croirez avoir vu seulement un film.

N’en soyez pas aussi sûrs : un prochain matin, en vous levant du lit avec encore quelques bribes d’un rêve dans la tête, vous ouvrirez peut-être le tiroir à chaussettes d’une armoire que vous croyez la vôtre... Et alors...

Pablo del Val

Réalisation : Jan Svankmajer

Avec : Kristýna Kohoutová

Le film sera précédé d’une présentation et suivi d’un débat avec le public.

Présentation et Animation : Philippe Serve