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Le Premier Maître - 7ème Festival annuel - Frontières

Lundi 09 février - 20h 30 - Cinéma Mercury
Publié le dimanche 8 février 2009.


Pervyj uchitel
Andrei KONCHALOVSKY – Urss - 1965 (1h41)

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Voilà un film qui, en bonne logique, n’aurait pas du paraître sur nos écrans. Il n’était en effet pas destiné à une diffusion publique. La raison ? Le Premier Maître ne constituait que le travail de fin d’études d’un pensionnaire très doué du fameux VGIK, l’Ecole du Cinéma de Moscou. Mais comment une telle œuvre aurait-elle pu rester cachée aux yeux de tous ? Avec son premier film, Andrei Mikhalkov-Konchalovsky – frère aîné de huit ans d’un autre futur grand cinéaste, Nikita Mikhalkov – réussissait plus qu’un brillant examen de passage. Ami d’un étudiant surdoué, Andréi Tarkovski, qu’il avait secondé sur son premier film (L’Enfance d’Ivan, 1962, projeté lors d’un précédent Festival CSF, 2005), il démontrait déjà une maîtrise impressionnante.

Depuis la mort de Staline (1953), l’avènement de Khrouchtchev et la déstalinisation appelée dégel lancée par ce dernier à partir de 1956, les productions artistiques – et en particulier cinématographiques – bénéficient d’un climat de relative tolérance et d’une liberté de ton, certes limitée mais encore impensable quelques années plus tôt. Certains cinéastes installés, bons élèves du réalisme socialiste désormais mis en veilleuse, montrent la voie : Kalatozov qui crée la sensation en remportant une belle Palme d’Or à Cannes avec Quand passent les cigognes (1957), Donskoï et son Cheval qui pleure (57), Tchoukhraï avec Le 41ème (56) puis son superbe La Ballade du Soldat (59), Keifits et son adaptation très réussie de La Dame au petit chien de Tchékhov (60) ou celle de Don Quichotte (57) réalisée par Kozintsev (diffusé par CSF en 2007). S’engouffrant dans la brèche ainsi créée et alors que Khrouchtchev, en disgrâce, laisse sa place à Brejnev (1964), apparaît une nouvelle génération. Tarkovski, on l’a vu, mais aussi Elem Klimov (Soyez les bienvenus, 64) ou le Géorgien d’origine arménienne tournant en Ukraine, Sergueï Paradjanov et ses enivrants Chevaux de feu (65, Festival CSF 2005).

Le Premier Maître vient donc s’inscrire dans ce contexte de renouveau et d’espoir. Face au mélange de mysticisme – qui interviendra surtout à partir de Andrei Roublev (67) dont il co-écrira le scénario – et d’humanisme de Tarkovski ou au réalisme magique de Paradjanov, Konchalovsky propose une approche tout à la fois lyrique, à l’ancienne, et résolument documentaire, très moderne et qui paie bien sûr son due au Néo-réalisme : tournage hors studio sur les lieux mêmes de l’action - la Kirghizie, frontalière de la Chine - interprètes non professionnels recrutés sur place et étonnants de naturel, observation sociale d’un milieu culturel et religieux très, très éloigné des impératifs exigés par la toute nouvelle Union Soviétique (nous sommes en 1923) et son jeune instituteur, Duichen, envoyé par le Komsomol pour éduquer aux bienfaits du Socialisme des paysans arriérés.

Jouant sans jamais en abuser de paysages sauvages, immenses et vides, pratiquant l’ellipse et le saut temporel – le passage des saisons se décline seulement par la sueur dégoulinante ou le sol verglacé, Konchalovsky soigne le style sans ostentation. Duichen, idéologue têtu - de style pavlovien - au romantisme révolutionnaire ancré dans une foi inébranlable en la pensée léniniste (Lénine ne peut pas mourir !), aveugle ridicule à tendance autoritaire, est pourtant touchant par sa naïveté et la fragilité affleurant sans cesse à la surface de son corps agité. Moqué d’entrée par toute une communauté, l’ancien soldat de la glorieuse Armée Rouge est habité par la mission qu’il est chargé de mener auprès des enfants. Il ressemble en cela à bien des héros du glorieux passé cinématographique des années 20 et 30, cet homo sovieticus appelé à changer le monde. Ce lyrisme en plein air et en milieu paysan, appuyé sur un grand sens de la nature, rappelle les grandes œuvres de Dovjenko, l’ironie envers le personnage en plus.
Si l’instituteur prête autant à sourire qu’à s’attendrir, celui de la jeune Altynaï fascine par sa fraîcheur et sa crédibilité. Incarnée là encore par une débutante absolue de 20 ans, Natalia Arinbasarova, alors épouse du réalisateur depuis deux ans (ils se sépareront quelques mois plus tard), Altynaï – le personnage est censé en avoir seize – nous touche profondément par sa simplicité, son humanité. Courageuse, en butte à une société féodale encore terrorisée par son Baï (seigneur local) et qui ne connaît toujours pas l’organisation en soviet, la jeune fille fait front et aspire à une vie différente, via l’amour porté au Maître. Authentifiée par celui-ci « première jeune fille libre de l’Orient », elle sera la première à se mouiller – au sens propre du terme – pour l’accès (idem) à l’Ecole. La manière dont elle se retrouve, telle une bête curieuse en cage, observée par tout un village au lendemain d’une nuit de souillure, nous touche et nous révolte. Et lorsque, lasse de tourner en rond et en vain, elle dissimule enfin son visage aux regards des autres, Konchalovsky, lui, nous oblige à la regarder et à réfléchir.
Ce va-et-vient constant entre discours officiel et obligé – mais on l’a vu, empli de dérision – et une tendresse pour l’humain, attention qui ne sombre jamais dans le sentimentalisme, fait aussi du jeune réalisateur le digne héritier de ce formidable cinéaste à redécouvrir que fut Boris Barnet dans les années tout juste pré et post-révolutionnaires.
La caméra de Konchalovsky, toute de légèreté, sait aussi bien filmer au plus près qu’en plans éloignés ou généraux, selon les besoins de l’instant. Elle oscille là encore avec bonheur entre classicisme des grands maîtres évoqués et liberté de mouvement, signe d’un changement qui n’avait encore rien d’irréversible. La manière avec laquelle le cinéaste rend le quotidien et les mœurs de ce village musulman vibre de vie, de vérité. Baignées par un noir et blanc ciselé, les images collent à la mémoire du spectateur comme celles, somptueuses et à peine entrevues, de la jeune et jolie Altynaï se baignant nue dans la rivière.

Quelques mois plus tard, le vent a tourné à Moscou et le deuxième film de Konchalovsky, l’excellent L’histoire d’Assia Klyatchina qui aimait mais jamais était mariée (1966) se retrouve interdit pour crime de peinture trop crue et trop peu idéalisée de la vie d’un kolkhoze. Rebaptisé Le Bonheur d’Assia, il faudra quinze longues années pour pouvoir enfin l’admirer.

Philippe Serve

Réalisation : Andrei Konchalovsky
Scénario : Boris Dobrodiev et Tchinquiz Aitamov, d’après l’œuvre de ce dernier.
Photo : Georgi Rerberg
Montage : Yeva Ladyzhenskaya
Musique : Viatcheslav Ovtchinikov
Avec : Bolot Beichenaliev (Duichen) Natalia Arinbassarova (Altynaï) Idris Nogoibaiev (le Baï Nadbeck)

Ce film, présenté dans le cadre du 7ème festival de Cinéma sans Frontières, bénéficiera d’une présentation et d’un débat avec le public.

Animation : Philippe Serve