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VENDREDI 12 JUIN 2015 : DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA PORTE

20h30 Cinéma Mercury - 16 place Garibaldi - Nice
Publié le lundi 1er juin 2015.


Laurence Thrush

Japon - 2015 - 1h50 - vostf

Hiroshi vit dans une banlieue de Tokyo avec ses parents et son jeune frère. Un soir à son retour de l’école, il s’enferme dans sa chambre et pendant deux ans refusera d’en sortir et d’y laisser entrer qui que ce soit. Cette histoire se base sur le phénomène japonais des hikikomoris, qui affecterait plus d’un million de jeunes japonais.

Article de Bruno Precioso :

Si cet Autre côté de la porte est accueilli par une partie de la critique comme la confirmation des qualités de réalisateur que le Britannique Laurence Thrush avait laissé entrevoir avec The pursuit of loneliness en 2012, il apporte une confirmation paradoxale puisqu’il s’agit en fait de la première fiction du réalisateur, datant de 2008 mais jusque-là ignorée en Europe. Un film japonais tourné par un Britannique vivant à Los Angeles dans une langue qu’il ignore et autour d’un phénomène typiquement nippon qui le fascine par son étrangeté, lequel film sort 7 ans après avoir été réalisé et remporté de multiples prix en festivals… contexte rare pour un film du cinéma indépendant ressuscité. La carrière de Laurence Thrush a débuté bien plus tôt, puisqu’elle commence en 2000 par un documentaire remarqué et primé à Karlovy Vary et New York, Fidel’s fight – film sur les combats de coq à Cuba. Dès ce premier documentaire, Thrush travaille en étroite collaboration avec Gary Young qui désormais sera son comparse incontournable jusqu’à Pursuit of loneliness, systématiquement crédité en qualité de directeur de la photographie mais dont le rôle dans le processus de création est bien plus important. Thrush parle d’ailleurs d’une création intégralement partagée de la conception du projet jusqu’à son achèvement.

De 2000 à 2008 le travail du duo porte aussi bien sur des documentaires abordant des sujets de société (droit à l’avortement au Mexique, violences par armes à feu…) que sur de simples campagnes de publicité, et se trouve régulièrement primé dans de multiples festivals (jusqu’à Cannes en 2004). Tobira no muko, (en anglais The left handed) hérite donc de méthodes de travail et d’une forme déjà éprouvées au contact des univers les plus variés. En s’attaquant au hikikomori pour son premier long de fiction, le duo affronte un sujet d’ampleur : un phénomène concernant des centaines de milliers de personnes – majoritairement de jeunes hommes, suffisamment inquiétant pour inciter le gouvernement à une prise en compte officielle, tabou pourtant, et au sein duquel tout est mêlé, de la honte portée par la famille ou l’individu à la relativité des approches psychologiques pour ne pas dire psychiatriques… la question de la norme sociale et de la relation de l’individu au monde dans une société où ces thèmes ne sont pas envisagés facilement.

« N’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi. » J. Donne, Méditation XVII

Si le film se construit à partir d’une problématique qui interroge manifestement Laurence Thrush – puisqu’elle revient en écho dans Pursuit of loneliness – la question de l’enfermement que semble suggérer le phénomène hikikomori n’est pas le coeur du film pour Thrush. C’est la découverte par un documentaire de la BBC de cette réalité japonaise qui permet au réalisateur d’habiller son véritable sujet : la dynamique relationnelle au sein d’une famille, les répercussions des décisions d’un membre du groupe sur les autres dans une logique d’huis-clos presque parfait. C’est que le phénomène est indissociable de la société dans laquelle il apparaît, et du mode de réaction des institutions (école, autorités locales) comme du groupe (ici familial) qui en sont les victimes et l’origine tout à la fois. Plus que l’intériorité souffrante, c’est bien cette dialectique de l’individu et de la collectivité qui anime Laurence Thrush, le réalisateur avouant dans un entretien avoir eu besoin de documentation et d’explications pour appréhender la perception japonaise du hikikomori. Ainsi la facture du film est-elle d’une grande souplesse, redevable à plusieurs mondes simultanément (fiction, documentaire) et même à plusieurs genres cinématographiques – glissant potentiellement du thriller au film d’horreur. Le film pourrait faire figure de travail de sociologie, voire de psychologie et verser dans le documentaire dont après tout Thrush est originaire, mais c’est délibérément qu’il a installé sa caméra en terre de fiction, et qu’en permanence il joue sur la contamination et la porosité. Car la trajectoire du personnage de Hiroshi dévoile immédiatement l’argument social porté par le hikikomori, le construit avec une clarté explicite aussi bien dans la forme (construction des plans, formats choisis, éléments de décor en amorce de plan) que dans le fond échangé, mais le film quitte rapidement cette voie tôt épuisée pour se porter sur son vrai sujet, le groupe (c’est-à-dire simultanément famille et société). A chaque niveau, Laurence Thrush s’ingénie à brouiller les pistes et à offrir des clefs paradoxales puisque chacune est livrée sans détour, mais convient à une autre serrure que celle qui l’accompagne.

« Familles, je vous hais ! » (A. Gide, Les nourritures terrestres)

L’atelier du film tout entier est frappé au sceau d’un travail hybride : au genre documentaire on doit le choix d’acteurs tous non professionnels – à une exception près (mais issus d’un casting méticuleux) certains jouant même leur propre rôle (Sadatsugu Kudo) ou leur propre histoire (Kenta / Iroshi) ; à la fiction le choix du noir et blanc qui déréalise et distancie (plus particulièrement dans le Japon contemporain tout en néons et couleurs acidulées de jeux vidéo) ; au documentaire les décors réels et l’éclairage naturel ; à la fiction le script très précis et les dialogues écrits à la virgule et scrupuleusement respectés, d’où les multiples prises indispensables avec des non professionnels. C’est bien une anecdote très concrète, sonore même, empruntée à une mère témoignant de la réclusion de son fils, qui a servi de fil rouge à tout le travail de l’équipe qui s’est installée pour tout le tournage dans la maison prêtée par une famille japonaise, mangeant et vivant ensemble. C’est dire que le projet est placé sous un double patronage : celui du charnel d’un corps absent que ses présences minuscules ou les preuves de ses présences invisibles exacerbent ; celui d’une fascination qui répond en écho au caractère obsessionnel généré par cette absence omniprésente. De fait il y a dans le corps du film une dimension de fascination que Laurence Thrush assume, dont même il fait la butte-témoin de son esthétique et de la construction de son histoire. C’est dans la stratégie d’évitement de cette fascination, dans le jeu avec le hors-champ que se déploie la subtilité du réalisateur, dans l’usage parcimonieux qu’il fait de la musique électro de Pan American, et jusque dans le choix d’un morceau symboliquement mimétique de ce que donne à voir le film ; rien n’est laissé au hasard, et l’ensemble pour soigné qu’il soit n’est ni gratuit, ni artificiel. Du point de vue du cinéma, difficile de convoquer des références si ce n’est pour en constater l’éloignement de l’objet présent, tant il est vrai que le film de Laurence Thrush s’installe surtout dans une irréductible singularité : ni Antonioni malgré la rigueur des plans et la force des murs qui séparent, ni Kurosawa quoiqu’on assiste à la désintégration au ralenti d’une famille, ni évidemment la contribution du Coréen Bong Joon-ho au film à sketchs Tokyo !… moins encore les multiples variations sur le thème des otakus qui ont parcouru le cinéma japonais ces vingt dernières années. C’est plutôt du côté des photographes de rue japonais que Thrush avoue ses préférences : Nishimuradessous), Shomei ou Moriyama. La parenté avec la photographie ne renvoie pas seulement au complice de toujours, Gary Young, car le rôle du plan est primordial dans le désir de Laurence Thrush de raconter avec le moins de mots possible ce qui ne fût de toute façon pas passé dans des dialogues explicites (qu’on peine d’ailleurs à imaginer dans l’économie du film), mais qui exigeait l’harmonie du fond et de la forme : le mystère et l’incommunicabilité définitivement impartageables, le spectacle des enfermements réciproques ; le doute silencieux et intime qui est peut-être l’espace de la famille.

Le film traite d’un phénomène de plus en plus répandu qui touche essentiellement le Japon : l’hikikomori (引き篭り), qui concernerait environ 1 million de jeunes. Parfois traduit de façon approximative par "retrait de la vie sociale", "hikikomori" désigne un état d’anomie qui semble de nos jours affecter un nombre croissant de jeunes Japonais [par extension, le terme peut aussi désigner les personnes atteintes de ce trouble]. Coupés du monde, ces adolescents s’enferment dans leur chambre et refusent tout contact avec l’extérieur. Ils vivent en décalé, dormant tout le jour et passant la nuit à regarder la télévision ou à jouer aux jeux vidéo. Certains possèdent un ordinateur ou un téléphone portable, et la plupart ont peu ou pas d’amis. Cet état dépressif peut se prolonger des mois, voire dans certains cas extrêmes, des années. La majorité des hikikomoris vivent en périphérie des grandes villes, et les trois quarts sont des garçons, en général des aînés. Sadatsugu Kudo, un membre d’une ONG qui vient en aide à la jeunesse et qui joue son propre rôle dans le film, déclare à propos du phénomène de l’hikikomori : "L’hikikomori est un état de détresse émotionnelle face au système scolaire, à la famille ou à la société dans son ensemble, qui pousse un individu à adopter une attitude défensive et à refuser de sortir de chez lui ou même de sa chambre. Il arrive qu’au bout d’un certain temps, la personne enfermée ressente le besoin d’agir, mais le plus souvent, elle ou sa famille ne parvient pas à mettre un terme à la claustration, le sentiment de résignation prend toute la place et la situation se dégrade. Au fil des années, le cloîtré perd toute volonté de sortir. Seul un tiers peut alors briser l’étrange immobilisme qui a frappé la famille. Au terme de visites à domicile répétées, le tiers peut réussir à libérer les émotions de l’hikikomori et à dénouer le problème... En général, l’hikikomori est perçu comme un ’comportement déraisonnable’, similaire à une dépendance ou à un égoïsme de nature obsessionnelle, quand il n’est pas considéré comme un trouble mental. Toutefois, quand on passe du temps avec les jeunes qui en souffrent, on s’aperçoit qu’il existe toujours une cause à leur comportement, qu’ils en soient conscients ou non. Ils sont incapables de sortir de leur isolement tant qu’ils n’ont pas réglé leurs conflits intérieurs. Ils ont besoin de temps afin de s’accepter tels qu’ils sont. Ce qui compte alors, c’est la réaction des adultes de leur entourage. Ceux-ci doivent faire preuve de compassion et accueillir la souffrance de ces jeunes qui tentent de se réconcilier avec eux-mêmes. Tant que le phénomène d’hikikomori est déconsidéré et jugé comme négatif, il est impossible de faire bouger les choses. Je crois que notre société devrait être plus attentive aux conséquences de l’industrialisation et qu’elle devrait penser aux structures nécessaires pour aider les hikikomoris à se rouvrir au monde.

Le réalisateur Laurence Thrush a découvert le phénomène de l’hikikomori dans un documentaire sur la BBC. Il trouvait intéressant de réaliser un film sur le sujet et de mettre en scène un huis-clos familial en mettant en exergue sa dynamique émotionnelle. Pour écrire son scénario, Laurence Thrush s’est inspiré d’expériences réelles qui lui ont été décrites par les travailleurs sociaux qui luttent contre le phénomène : "J’ai essayé de coller le plus possible à la réalité et de construire l’histoire à partir d’une multitude d’expériences vécues par différentes familles, plutôt que d’inventer des scènes purement et simplement." Il déclare également qu’en tant qu’occidental, il ne pouvait se permettre de prendre des libertés créatrices sur un sujet dont il ne comprend pas forcément tous les tenants et les aboutissants.

Laurence Thrush a choisi la fiction au détriment du documentaire car il pensait que c’était un moyen plus efficace pour retranscrire les émotions d’une famille qui vit l’isolement de l’un des siens : "Je n’ai pas voulu faire un documentaire car, pour moi, le thème central n’était pas ce que le personnage principal faisait dans sa chambre, mon but n’était pas d’expliquer les raisons ou les causes de l’enfermement volontaire. Je voulais montrer comment les actes d’un membre de la famille rejaillissaient sur les autres, quelles étaient les répercussions sur la vie de la mère, du père et du frère." Le réalisateur pensait également que le film aurait ainsi une empreinte visuelle plus marquante et a d’ailleurs dessiné chaque scène en story-board. Le réalisateur a privilégié le noir et blanc car il établissait une sorte de distance et le distinguait d’une certaine dimension documentariste. Il permettait également de contraster avec la culture pop japonaise très colorée et très criarde. D’autre part il explique que ses influences piochent également dans la photographie de rue japonaise, chez Junku Nishimura, Tomatsu Shomei et Daido Moriyama.

Tous les acteurs de De l’autre côté de la porte sont non-professionnels. Le réalisateur a cherché des personnes ayant un lien avec le sujet du film. Il déclare également : "Si je préfère travailler avec des acteurs non professionnels, c’est aussi parce que je pense qu’ils peuvent apporter quelque chose de plus authentique, de moins étudié que des comédiens aguerris qui auraient déjà leur idée de ce que sont le tournage et le jeu d’acteur. Le rôle d’Hiroshi ne pouvait être interprété que par quelqu’un qui avait vécu dans sa chair l’expérience de l’enfermement volontaire. Il a fallu beaucoup de temps pour convaincre Kenta (qui joue Hiroshi) d’accepter ce rôle, mais je suis très content d’avoir persévéré, car je trouve qu’il donne une grande évidence et une grande réalité au personnage. Quant à Kudo, travailler avec lui a été un véritable plaisir. Et, cas unique pour moi, pour de très nombreuses scènes avec lui, une seule prise a suffi tant son jeu était sincère, impeccable. Je n’avais rien à redire, un vrai bonheur."


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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