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Le Chateau de l’Araignée

Vendredi 15 septembre - 20h45 - Cinéma Mercury
Publié le vendredi 15 septembre 2006.


de Akira Kurosawa

(drame, Japon, 1957, 1h50)

avec Toshirô Mifune, Minoru Chiaki, Isuzu Yamada

Dans le Japon du XVIème siècle, deux généraux, Taketoki Washizu et Yoshiaki Miki, sont perdus dans les brumes et la forêt au retour d’une bataille victorieuse. Ils rencontrent une sorcière qui leur prédit que Washizu deviendra commandant du fort septentrional et succédera à son seigneur Kuniharu Tsuzuki. Cependant, ce sera Yoshiteru, le fils de son ami Miki, qui régnera. Sous l’influence de sa femme Asaji, Washizu assassine le seigneur Tsuzuki, puis envoie ses hommes tuer Miki, mais son fils échappe à la mort.

Film 100% CSF, dans le cadre de notre série « Shakespeare au Cinéma » : venez nombreux !

TEXTE DE PRESENTATION

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Le Nô et l’Araignée

Le Château de l’Araignée n’est autre, on le sait, qu’une adaptation "libre" d’une des meilleures, des plus tragiques et des plus implacables pièces de Shakespeare, "Macbeth". L’histoire, originellement située en Ecosse est transposée au Japon à une époque un peu plus tardive (14e siècle au lieu du 11e). Le film ouvrait au moment de sa réalisation une trilogie historique parmi la filmographie d’Akira Kurosawa, précédant "Donzoko" (Les Bas-Fonds d’après Gorki, 1957) et "Kakushi toride no san akunin" (La Forteresse cachée, 1958). Lors de sa sortie en France, il divise une partie de la critique dans la meilleure tradition de la "guerre" que se mènent alors Les Cahiers du Cinéma (en préparation de Nouvelle Vague et qui a choisi Mizoguchi contre Kurosawa) et Positif. Les premiers préfèrent le Macbeth d’Orson Welles tandis que les seconds refusent de choisir entre deux chefs d’œuvres (ce sont eux qui avaient naturellement raison)... Que l’on revoie ou que l’on découvre seulement ce film près d’un demi-siècle après sa réalisation, la querelle de chapelle paraît presque surréaliste tant Le Château de l’Araignée appartient aujourd’hui aux plus grandes oeuvres de Kurosawa et, par conséquent, du Cinéma.

Kurosawa se montre tout à la fois fidèle et libre par rapport à la pièce de Shakespeare. Nipponisation oblige, il change bien entendu les noms et les lieux. Macbeth devient Washizu, Lady Macbeth se nomme Asaji, Banquo l’ami de Macbeth que ce dernier trahira prend le nom de Miki, le roi Duncan se transforme en Tsuzuki, etc. Les trois sorcières (numérotées 1, 2, 3 chez Shakespeare) ne sont plus qu’une, esprit malin de la Forêt de l’Aragne, lieu magique dont les sentiers tissés telle une toile protège l’accès au Château de l’Araignée occupé en début d’histoire par le seigneur Tsuzuki. Ce ne sont là bien sûr que libertés formelles auxquelles il faut adjoindre la fin de Washizu/Macbeth ou bien encore une révélation tardive concernant Asaji/Lady Macbeth, trouvaille géniale de Kurosawa et qui fit l’admiration du shakespearien patenté qu’était Laurence Olivier.

Le fond de l’histoire non modifiée - à savoir l’exposition d’une ambition obsessionnelle, voire comme l’ont écrit certains critiques, du "mal absolu" - c’est bien alors au niveau de la forme que le film de Kurosawa fait la différence. Et le cinéaste étant japonais, il recourt à la forme la plus japonaise qui soit pour habiller le sujet : le nô. "Le grand problème était d’adapter Macbeth au goût japonais. Les sortilèges sont différents en Occident et au Japon. J’ai adopté la forme du nô. Cette forme est sans aucune complexité. La construction d’ensemble, les comportements des personnages, et leur mise en place, tout a été accompli dans ce dessein. Pour cela on a employé le moins possible de gros plans, tout est en plans d’ensemble. Même dans les scènes pleines de passions, la caméra ne s’approche pas des personnages. Les techniciens étaient perplexes devant cette nouvelle mise en scène." (Akira Kurosawa, Notes à propos de mes films, Etudes cinématographiques, vol. 54). Le spectateur occidental, lui, loin de se retrouver perplexe, est confondu d’admiration devant le résultat obtenu. Même sans rien savoir du théâtre nô, de ses codes et de ses conventions, il saisira d’instinct cet étrange mariage du message shakespearien, universel et intemporel, et d’une forme où le symbole joue le premier rôle. Mais ne nous y trompons pas. Si Le Château de l’Araignée, par ses emprunts systématiques au nô, regorge de ces symboles, il n’en dégage pas moins un fort accent de réalisme dont Kurosawa sut d’ailleurs toujours se montrer un maître. Sans entrer dans les détails, indiquons tout de même, avec Kurosawa lui-même, quelques caractéristiques du nô : "Dans le nô, l’acteur s’exprime par "l’omote" (le masque, la stylisation extérieure du jeu). Il s’appuie d’abord sur cette forme de mimique extérieure pour atteindre un langage dramatique expressif. C’est le contraire du jeu." ("Comme une autobiographie", p. 312). Force est alors de constater (et contrairement à bon nombre d’idées reçues) que si Asaji, cette Lady Macbeth au visage aussi blanc que son kimono et aux traits impassibles renvoie très directement au nô, elle n’est pas la seule. "Chaque plan du Château de l’Araignée correspondait exactement à chaque expression de l’omote." (A. Kurosawa) Toshiro Mifune lui-même dans son interprétation de Washizu relève de cette technique, bien davantage que du kabuki auquel ont cru bon de le rattacher certains critiques (Kurosawa n’ayant jamais hésité par ailleurs à faire connaître sa détestation pour ce genre théâtral). Tout aussi important que le jeu ou plutôt, pour reprendre le terme de Kurosawa, le "non-jeu" des acteurs, il faut y ajouter le décor et les costumes relevant eux aussi du nô.

Kurosawa, s’il reste fidèle, on l’a vu, à l’histoire shakespearienne malgré quelques licences personnelles, n’emplit pas son film du verbe shakespearien. Probablement par difficulté de traduction ("Kurosawa abandonne la poésie du verbe pour celle de l’action" écrivit Satyajit Ray dans ses Ecrits sur le cinéma). Mais aussi par son choix de porter l’accent ailleurs, sur l’ambiance, l’atmosphère, l’univers du récit. Du premier au dernier plan, le film se déroulant en forme de boucle, le spectateur est immergé dans un monde à part, baigné par un brouillard qui teinte l’écran en une permanence de gris d’où se détachent parfois des tâches blanches éblouissantes (la sorcière ou Asaji) ou, au contraire, se fondent des silhouettes noircies et presque invisibles (Washizu et Miki dans la forêt). Le brouillard noie la forêt qui elle-même cache le château. Il installe aussi des sentiments permanents d’incertitude, d’hésitation, de menace et de peur, échos directs de ceux habitant les cerveaux enfiévrés des personnages.

Au brouillard s’ajoutent la topographie et l’architecture des lieux. Cette forêt tout d’abord, dont on a vu qu’elle tissait sa toile en protection du château avant de se retourner contre lui lorsqu’elle "bougera" conformément aux prédictions de la sorcière. Cette forêt permet à Kurosawa des instants de pure magie cinématographique. La chevauchée éperdue (et perdue) de Washizu et Miki qui ne cessent d’aller et venir à la recherche du château, ruisselant de pluie et harcelés par les rires d’un esprit malin qu’ils tentent de repousser par d’illusoires jets de flèches... L’apparition de la sorcière, tissant (au sens propre) le fil du destin... Kurosawa, cinéaste japonais, ne pouvait que se montrer inspiré en filmant une sorcière plus proche d’un fantôme que d’une simple Parque ! Un fantôme, on en verra un vrai dans une scène de banquet, admirable, à comparer avec celle de la version d’Orson Welles dans son Macbeth présenté il y a six mois par CSF. Ajoutons au chapitre "fantôme" un superbe plan-séquence sur lequel j’attire votre attention par avance. Asaji va chercher l’urne de saké qui endormira les gardes de Tsuzuki. Elle disparaît littéralement de l’écran, happée par le noir dans lequel elle se fond en sortant de la pièce. Le plan reste fixe et la voit réapparaître hors du noir pour revenir dans la chambre. Par sa disparition/réapparition à l’intérieur même du plein champ, Asaji est ainsi assimilée très directement, me semble-t-il, à un "esprit malin"...

Le château constitue lui aussi, et bien évidemment, un élément primordial du film auquel il donne son titre. Que le spectateur ne s’attende pourtant pas à voir surgir une forteresse de facture classique. Celui-ci est bâti comme à plat, on a même du mal à en comprendre ses contours : "Nous avons construit le château au pied du Mont Fuji. J’ai voulu du brouillard. Contrairement au château habituel, je l’ai fait de forme plate de sorte qu’il serpente au ras du terrain, pour donner une impression terrifiante afin que l’on pressente un événement de mauvais augure." (A. Kurosawa, Notes à propos de mes films). Si l’ensemble du château apparaît bien à plat, ses immenses portes d’entrée, elles, se dressent face aux hommes lui faisant face, ce qui nous vaut encore deux séquences mémorables.

Les intérieurs participent eux aussi de cet esthétisme purement théâtral. Ainsi de la pièce du fort où nous découvrons pour la première fois Asaji aux côtés de son époux. Au côté sombre de la pièce, l’extérieur tranche par sa blancheur surexposée, presque irréelle.

Dès son titre, le film se place sous le signe de l’araignée. L’image renvoie non seulement à celle de la toile dont la proie ne parvient jamais à se libérer, prisonnière d’une ingéniosité démoniaque mais aussi synonyme de plusieurs idées contradictoires : fragilité et solidité, délicatesse et robustesse, beauté et terreur. L’araignée tend sa toile afin d’y capturer toute créature qui viendrait s’y aventurer, comme hypnotisée par l’élégance de sa dentelle. Le château et la forêt symbolisent cette toile. Washizu est l’insecte bourdonnant qui, poussé par sa reine, va s’engluer dans ses fils (notons que son étendard représente un scolopendre, c’est à dire... un insecte). Et comme l’insecte pris, plus il se débattra plus il scellera son destin. Tous les personnages du film ressemblent à de gros insectes, caparaçonnés dans leurs armures tels des scarabées. Regardez donc cet extraordinaire plan de Tsuzuki au début du film, entouré de tout son "état-major". Ils sont treize, assis en ligne, répartis symétriquement et assis exactement de façon identique. Leurs casques semblent ornés d’antennes et de cornes tandis que les étendards agités par le vent dans le dos du messager agenouillé ressemblent à des d’ailes. Cette identification des personnages aux insectes, la sorcière la souligne en quelque sorte : "Hommes au destin pitoyable ! La vie sur Terre n’a qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. Stupides sont les hommes qui se battent pour rien..." Le caractère éphémère de la vie, voilà bien une préoccupation shakespearienne essentielle et récurrente. Que l’on songe un instant aux réflexions d’Hamlet sur ce "pauvre Yorick" (Hamlet, V, 1) ou, d’une manière générale, à la "morale" des tragédies historiques dans lesquelles derrière les rois tout puissants, se cachent des hommes en attente de se retrouver poussière. Le message ne diffère en rien dans Le Château de l’Araignée : à quoi bon l’ambition démesurée, le pouvoir et le cortège de cadavres qu’il traîne avec lui puisque tout passe, tout trépasse ? A quoi bon la puissance enracinée dans la folie des grandeurs ? N’en sort que du mal, encore et encore avec, au bout, l’inévitable mort...

De même que Lady Macbeth s’impose comme le personnage le plus intéressant de la tragédie shakespearienne, Asaji fascine. Elle pèse sur tout le film par sa froide détermination, son calme, la monotonie effrayante de sa diction (ajoutant à son côté "fantômes") et bien sûr son physique. Asaji provoque la tragédie tout en ayant prescience du désastre possible. Mais ses sentiments de peur ou de remord arrivent trop tard et c’est encore elle qui gèrera la suite des événements. Comme l’a très bien noté Michel Estève, "le sang du suzerain assassiné passe des mains de l’homme à celles de la femme, suggérant avec une force exceptionnelle une communion dans le mal qui a vaincu toute résistance" (Etudes cinématographiques, vol. 54). Ce sang qu’elle va ensuite laver mais qui lui collera encore aux doigts une fois disparu et l’entraînera vers la folie. Image sans doute la plus célèbre de la pièce "Macbeth" que ces mains, frottées avec frénésie mais en vain : "Ce sang, il est toujours là..."

Enfin, on ne peut parler du Château de l’Araignée sans évoquer l’extraordinaire scène de fin, entièrement re-créée par le génie de Kurosawa et que je vous laisse découvrir. Le destin a fini par rattraper Washizu/Macbeth et la toile de l’araignée par l’étouffer par une transposition visuelle extraordinaire. Cette scène dure près de trois minutes. Peut-être les trois minutes d’agonie les plus terribles que l’on ait vu sur un écran de cinéma.

Philippe Serve

Le film sera précédé d’une présentation et suivi d’un débat avec le public.

Présentation et Animation : Philippe Serve


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Programme de la séance - Texte de présentation du film.