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Les Femmes de la nuit

Vendredi 22 décembre 2006 - 20h45
Publié le vendredi 22 décembre 2006.


de Kenji Mizoguchi

1948, Japon, drame, 1h13

avec Kinuyo Tanaka, Sanae Takasugi, Kumeko Urabe

A Osaka, une sécrétaire veuve de guerre disparait lorsque sa soeur devient la maîtresse de son patron. On retrouve sa trace dans un hôpital investi par les prostituées, dont elle est devenue la reine.

Séance 100% CSF

Troisième film dans le cadre de notre célébration du 50ème anniversaire de la mort de Kenji Mizoguchi.

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Présentation du film

Digérant difficilement son ’’combat’’ perdu suite à son précédent film, L’amour de l’actrice Sumako [présenté par CSF le 24/11 dernier], face au succès plus important du projet concurrent de Teinosuke Kinugasa, L’actrice, Mizoguchi décide de faire appel au scénariste de ce dernier pour signer l’adaptation de la pièce de théâtre à succès Seul contre dix million d’hommes. Bien évidemment, le réalisateur - une nouvelle fois retors - confiera la réécriture à son fidèle Yoshikata Yoda afin d’expurger le matériel d’origine de ses moments de pur mélodrame et d’assurer une version bien plus réaliste, propre à son univers. Réalisé la même année que L’ange ivre d’Akira Kurosawa, les deux films donnaient une vision particulièrement réaliste et pessimiste de l’immédiat après-guerre.

Fusako, une jeune veuve de guerre ayant également perdu son fils, tente tant bien que mal de survivre dans la difficile période de l’immédiat après-guerre. Refusant de recourir à l’argent facile en se prostituant, elle tombera finalement dans les mailles de la perversité du système de son époque... Singulièrement ralenti dans son rythme de tournage par le manque d’argent et de personnel, il est tout à fait étonnant que le projet particulier de Mizoguchi ait abouti. Tout d’abord grâce au tour mesquin joué à l’auteur originel Eijiro Hisaita, à qui le cinéaste avait demandé d’adapter sa propre pièce de théâtre à succès, avant de la faire réécrire par Yoshikata Yoda. Ensuite par l’autorisation accordée par l’omniprésent Comité de Censure veillant au bien-fondé des réalisations. En effet, le résultat final se classe facilement parmi les œuvres les plus réalistes et dures de la période de l’après-guerre. Seul L’Ange Ivre d’Akira Kurosawa pouvait prétendre, comme dit précédemment, à une même représentation ultra-réaliste, inspirant certainement les futures œuvres engagées de Seijun Suzuki (La Barrière de Chair) et de Kenji Fukasaku. En même temps, la mode était au pan-pan mono, des romans ou films traitant d’histoires de prostituées. Un courant ouvert par le roman La porte de chair de Tamura Taijiro, mais se résumant la plupart de temps à de simples films d’exploitation sans grand intérêt. La population, dans sa perversion, aime à s’infliger d’autres horreurs en temps de malheur et ces produits étaient certainement une sorte d’exutoire à son profond traumatisme suite aux conséquences de la guerre.

De nos jours, cette cruelle représentation -profondément pessimiste - du sort subi par les femmes dans l’après-guerre peut encore choquer. Elle se situerait apparemment loin de la vérité. D’après les histoires rapportées du tournage, une visite dans un hospice s’occupant de prostituées aurait été plus traumatisante que la scène se déroulant dans le film : des figures hagardes, des femmes toxicomanes en manque ou des prostituées battues à ne plus être reconnaissables. L’équipe de tournage avait également investi des lieux où forces militaires ou policières n’osaient plus mettre les pieds, conséquence d’un trop fort taux de criminalité. Les scènes de viol, de dépouillement ou de passage à tabac (...) n’étaient donc que monnaie courante à l’époque ... L’audace d’un tel projet devait se révéler payante. Les images sont criantes de vérité, les décors ultra-réalistes et les nombreux passages dramatiques, à couper le souffle. Si Mizoguchi s’évertue à explorer toujours davantage ses thèmes de prédilection, jamais sa représentation n’a été - et ne sera - plus réaliste. Une nouvelle fois le portrait d’une femme, sa déchéance, est ici total. Veuve de guerre, Fusako est irrémédiablement condamnée suite à la mort de son mari. Seule dans un environnement hostile, elle ne peut survivre par ses propres moyens. Ses timides tentatives de s’en sortir se solderont par des échecs uniquement redevables à la seule méchanceté de son entourage. Cherchant à vendre les derniers vêtements qui lui restent, elle se fait gruger par un système uniquement basé sur la seule survie des individus (...). Explorant systématiquement ses thèmes de prédilection, rarement Mizoguchi avait été aussi véhément dans son propos. Il trouve la parfaite source d’inspiration pour ses histoires dans un décor de fin du monde, les terrains dévastés par la guerre. Scénario réécrit afin d’évincer le pur mélodrame, son film regorge pourtant de scènes du même type. Etablissant le parfait équilibre et touchant juste, il réussit le tour de force de réaliser un pur chef-d’œuvre, loin de ses concessions futures à la conquête d’un public occidental et un poignant témoignage de la détresse d’une population entière au sortir de la guerre. Bastian Meiresonne (du site Eiga gogo / http://eigagogo.free.fr/)


KENJI MIZOGUCHI (1898 - 1956)

Des quatre géants du cinéma japonais (les trois autres étant Yasujiro Ozu, Akira Kurosawa et Mikio Naruse), Kenji Mizoguchi est le plus ancien, ayant commencé à tourner dès 1923 - l’année du grand tremblement de terre de Tokyo (130 000 victimes) - devançant de 4 ans Ozu, de 7 Naruse et de 18 Kurosawa. En 33 ans, il tournera 89 films dont 56 muets. Sur ces 56 films de ce que l’on peut qualifier sa "première période", trois seulement nous sont parvenus - plus le fragment d’un quatrième - tous les autres détruits ou perdus par le temps, les mauvaises techniques de conservation des films, les bombardements intenses sur le Japon lors de la seconde guerre mondiale. Autrement dit, c’est plus de la moitié de sa filmographie qui aujourd’hui nous échappe. Reste donc une trentaine de films dont plus d’une quinzaine de chefs d’œuvres absolus en matière cinématographique. A partir de là, chacun a "son Mizoguchi" préféré : Les Contes de la Lune vague après la pluie (Ugetsu Monogatari, 1953), L’Intendant Sansho (Sanshô dayû, 1954), La Vie de O’Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952), Les Amants crucifiés (Chikamatsu Monogatari, 1954) ou L’Impératrice Yang Kwei-fei (Yôkihi, 1955). Quel qu’il soit, le film élu correspondra à un éblouissement. Le spectateur qui touche à la grâce de Mizoguchi ne s’en remet jamais. Mizoguchi déroute l’analyse de par sa simplicité même. Tournant résolument le dos à toute psychologie, refusant les effets voyeurs ou appuyés, semblant toujours "facile" - impression trompeuse car sa technique cinématographique demandait une inventivité de tous les instants - il donne l’impression de filmer comme il respire ! Tournant vite et quasiment sans répétitions, comment pouvait-il parvenir à une telle maîtrise du cadre, de l’image, de mouvements de caméra si confondant d’élégance et de fluidité ? Mystère. A moins que ce ne soit là la marque la plus pure du génie. Ses collaborateurs ne se firent jamais prier pour confesser quel enfer c’était de tourner sous la direction de ce tyran aussi implacable sur un plateau que timide et doux dans la vie. Et pourtant, tous, ils revinrent systématiquement travailler avec lui, conscients de participer à des oeuvres d’une dimension tout bonnement exceptionnelle. Ainsi de son fidèle scénariste pendant les vingt dernières années, Yoshikata Yoda, ou ses acteurs, à commencer par la formidable Kinuyo Tanaka.

Mizoguchi était un homme engagé. Sa fréquentation assidue des années durant des quartiers de plaisir, des prostituées, des geishas, l’avaient conduit à une connaissance intime du malheur, de l’hypocrisie, du sens du tragique. Il n’était pas un homme optimiste et imaginer une comédie signée de ses mains semblerait bien incongru. Le drame ou plutôt le mélodrame, voilà son terrain de prédilection. Ses personnages et surtout ses héroïnes subissent toutes les avanies possibles. Les histoires racontées par Mizoguchi sembleraient si excessives et improbables filmées par tout autre qu’elles frôleraient sans doute le too much et le ridicule. Mais voilà, Mizoguchi eut toujours le génie d’ignorer le pathos, ce sentimentalisme inhérent à tout mélodrame. Refusant par exemple et très symboliquement les gros plans sur les visages de ses interprètes, il préférait les filmer à distance, enserrés ou perdus dans leur cadre naturel, écrasés par leur destin, déclenchant du même coup une émotion extrême. La beauté et l’élégance de ses fameux plans et plans-séquences (nul n’en a jamais réussi comme lui) associés à une parfaite utilisation de la profondeur de champ, ses lents et parfois presque imperceptibles mouvements de caméra et travellings (surtout latéraux) accompagnant ses personnages avant que la caméra ne s’élève et vienne les surplomber dans de somptueux mouvements de grue, plaçant le spectateur comme en apesanteur, autant d’actes de pur cinéma qu’il maîtrisait à merveille et mettait au service d’une véritable vision. Sur sa tombe est écrit : Le plus grand cinéaste du Monde... Philippe Serve


image du film - © Shochiku Films Ltd.