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TOTO QUI VECUT DEUX FOIS

Vendredi 13 novembre 2009 - 20h 30 - Cinéma Mercury - Nice
Publié le samedi 7 novembre 2009.


Film italien de Daniele CIPRI et Franco MARESCO - 1998 - 1h35 - vostf

Toto Que Visse Due Volte

Trois sketches farfelus et blasphématoires inspirés des épisodes les plus connus de la vie du Christ.

Interdit aux moins de 12 ans

Avec : Salvatore Gattuso, Marcello Miranda, Carlo Giordano

TOTO…, LA JOUISSANCE SACRILEGE

par Philippe Serve

Dès le début du film – interdit avant même sa sortie et resté censuré dix ans -, dans cette première séquence pré-générique déjà provocatrice, le ton est donné. Toto qui vécut deux fois se fera contre le cinéma italien, peut-être même contre le cinéma tout court. Ou plutôt non ! Toto sera enfin du cinéma, du vrai, du pur, à l’inverse de tous ces produits tournés à la chaîne, sans âme, bavards à n’en plus finir et qui trop souvent ne jouent qu’aux faux rebelles politiques sans jamais vraiment bouleverser l’ordre établi. Les deux réalisateurs, Daniele Cipri et Franco Maresco, font du cinéma anarchiste et tiennent à le faire savoir. Mais là où l’opération s’avère fascinante pour le spectateur est que cette démarche anar et provocatrice s’appuie sur un talent exceptionnel. Bénéficiant d’une photographie en noir et blanc somptueuse et propulsé par une bande son en tout point parfaite, les deux compères se permettent tout, bousculant les barrières morales et les tabous religieux avec une bonne humeur communicative.

Au pays où le Catholicisme, la Virilité et l’Amore s’affichent au fronton de l’identité nationale – puisque le terme se veut à la mode – et auxquels les inévitables clichés de la représentation ajouteront la Voiture et le Football, Cipri et Maresco nous révèlent la vraie nature selon eux de leurs compatriotes : des branleurs infatigables. A prendre au sens premier du terme, pas à celui des Vitelloni de Fellini. Au cas où l’on aurait encore des doutes sur les irrépressibles pulsions primaires de protagonistes ne pensant qu’à se toucher, enfiler tout ce qui passe à portée- à poils ras ou à plumes – la présence de nombreux porcs attendant à leurs côtés l’apparition de la prostituée tant fantasmée, aura vite fait de les lever. Notons que les rats prendront la place des porcs dans le second récit avec une même volonté métaphorique.

Merveilleusement cadrées, les trognes apparaissant à l’écran n’ont rien à envier à celles de l’univers fellinien. Le tout s’enserre dans un monde tout à la fois néo-réaliste – tournage en extérieur et en décors naturels, acteurs inconnus et pour la plupart non professionnels, petites gens à la pauvreté évidente – mais aussi fortement théâtralisé, renvoyant en plus déjanté aux premiers films de Pasolini. La photo elle-même, déjà évoquée, est comme un écho à son Evangile selon saint Matthieu (1964). Mais là où le poète de Bologne croyait en la spiritualité – révolutionnaire - qu’il peignait à l’écran, Cipri et Maresco tournent la leur en parfaite dérision, plus proches du Buñuel de La Voie Lactée ou de Viridiana.

Le personnage principal de la première histoire, Paletta, est la parfaite incarnation de cette dérision. Nouvel avatar christique, innocent du village, les deux mains toujours prêtes à se porter au pubis, geste de friction immanquablement accompagné d’un sourire béat, il se fait moquer et cracher dessus par les autres. Mais son visage placide et muet nous le rend vite plus attachant qu’objet de raillerie ou de répulsion, plus humain que grotesque. Et le plan qui clôt la première des trois histoires du film, loin du sacrilège dénoncé par ses censeurs, prend alors tous les aspects de l’évidence.

Toto… est tout à la fois un film cruel et irrésistiblement drôle. Dans le deuxième récit, centré sur le thème de l’amour (ici homosexuel) trahi par cupidité, les cinéastes nous réservent une scène tournée à la façon des meilleurs films fantastiques de série Z, à la Ed Wood. La qualité technique et artistique en plus, ce qui n’est pas rien. Notons aussi du côté de l’humour que tous les rôles féminins son tenus par des hommes – effet irrésistible – et la vieille mère de cette deuxième histoire reste aussi mémorable que la prostituée de la première.

La rencontre initiale de Fefe et Pietrino dérapant en parodie d’opéra demeure aussi un grand moment de délire à la curieuse tendresse tout juste ébranlée par le rictus édenté de Fefe. Ceux qui dénoteraient dans ce second récit des accents homophobes en raison de la caricature hénaurme des personnages se tromperaient sur toute la ligne, Cipri et Maresco tapent simplement sur tout ce qui bouge, hétéros comme homos, peu importe. C’est la nature humaine décrite par les Evangiles, puisque telle est la source d’inspiration, qui en prend pour son grade. Pourtant, ce regard extra-lucide n’est pas méprisant. Derrière le jeu de massacre, se cache une humanité profonde qui est, n’en doutons pas, celle de Cipri et Maresco.

Si les deux premiers récits s’avèrent vite glorieux, le troisième et dernier explose toutes les attentes. Plus évangélique que jamais – on commence par l’histoire de Lazare et on finit par le Calvaire – l’arrivée du Toto du titre, vieux Christ atrabilaire et mal embouché, élève le film à un sommet de mauvais goût exquis et d’hilarité totale. Rien ne manque au décor et les « reconstitutions » du miracle de Lazare ou de la Cène (comment ne pas penser là encore à Viridiana ?) mettent les zygomatiques à rude épreuve. Cependant, la séquence de la « punition » de l’ange chanteur et usurpateur coupe court au rire et, prise dans une esthétique soudain transformée (gros grain de l’image, ralentis), plonge le spectateur dans un abîme de réflexions contradictoires et, par conséquent, stimulantes. Cette dernière partie du film empile blasphèmes et sacrilèges en tous genres et on a peine à imaginer la déflagration entraînée par de telles scènes dans la si pieuse Italie et surtout en Sicile – région de Cipri et Maresco, où le film se déroule – d’autant que chaque saillie est d’ordre sexuelle. Ce qui, somme toute, paraît logique…

Toto qui vécut deux fois, film aux compositions visuelles magistrales – admirez ses cadrages, son organisation de l’espace – est-il pornographique ? Peut-être. Mais la Vie ne l’est-elle pas à chaque instant pour le meilleur (« La pornographie, c’est l’érotisme des autres », rappelait avec justesse le grand spécialiste de la chose, Alain Robbe-Grillet) comme pour le pire ? Et à tout prendre, qu’est-ce qui est le plus pornographique, si l’on envisage le terme sous son acception péjorative et moralisante ? Admirer un âne bander, des idiots se masturber, deux vieilles folles partager en voix-off un dialogue des plus crus et un Christ cacochyme jurer comme un charretier et se faire gratter l’entrejambe ou se regarder soi-même, passif, devant l’horreur du monde et ses cortèges d’enfants et d’innocents – du village ou pas - mourant de faim, de maladie, de violence, chaque soir aux infos pendant notre dîner, passe-moi le sel, le festin est un peu fade ? Et si Cipri et Maresco ne nous disaient au fond pas autre chose ? Et si derrière leur implacable lucidité et leur décapante provocation se cachait un véritable message évangélique, celui que n’aurait jamais eu l’occasion de trahir trop d’apôtres zélés et de grands prêtres trop soucieux du Dogme et pas assez d’amour ?

Philippe Serve


La séance est précédée d’une présentation et suivie d’un débat avec le public.
Animation : Philippe SERVE.

Dossier de presse :

Totò qui vécut deux fois a été montré en sélection officielle à Berlin en 1998, puis interdit en Italie avant même sa sortie, notamment en raison de son caractère blasphématoire : "Ce film est une attaque contre le sacré, contre l’homme. Rien ne peut être coupé. Il s’agit d’un non message, inutile et pervers, totalement négatif" a déclaré l’un des censeurs. Le duo de réalisateurs, Daniele Cipri et Francesco Maresco, répliqua : "Notre film est un film religieux avec un sens du sacré tout autre que le blasphème. Certes, notre messie est de Palerme, il n’a rien de traditionnel". Leonardo Ancona, psychologue et président de la commission de censure, ajouta que le film était "une offense contre le peuple italien et contre l’humanité toute entière", et que les réalisateurs étaient "deux psychopathes qui haïssent le monde".

Traînés en justice, Daniele Cipri et Francesco Maresco reçurent le soutien de nombreux cinéastes : Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio, Mario Monicelli ou encore Mario Martone. Cette affaire se retourna finalement contre les détracteurs du film : face au tollé générale que provoqua l’interdiction pure et simple du film, la censure cinématographique fut abolie. Totò qui vécut deux fois sortira en salle six mois plus tard, mais frappé d’une interdiction au moins de 18 ans. Dans un dernier sursaut vindicatif, des bataillons de catholiques fanatiques se plantèrent alors devant les cinémas, empêchant les spectateurs de voir le film. Au total, le procès intenté contre le producteur, aux réalisateurs et au co-scénariste, qui furent accusés d’outrage et de tentative de fraude contre l’état, dura deux ans. Durant ce lap de temps, ces derniers furent privés de toute subvention pour leurs projets en cours et à venir.

Pourquoi l’usage du noir & blanc ? La parole à Daniele Cipri et Francesco Maresco : "L’emploi exclusif du noir et blanc est dû à notre commune passion pour le cinéma classique, américain en particulier, et au fait que nous n’aimions pas la couleur vidéo. Le noir et blanc deviendra une constante, parce qu’en travaillant à Palerme, avec ces personnages, ces hommes, il était très facile de tomber dans la vulgarité ou dans la platitude la plus absolue. Le problème (mais ça, on peut le dire maintenant, a posteriori) était de partir du réalisme pour le transcender et lui conférer une dimension abstraite, un peu métaphysique, absurde. Le noir et blanc permet de manière admirable de saisir cette dimension-là... En plus de toute une série d’autres éléments : la manière de montrer les choses, le découpage, le plan, les acteurs... Mais c’est vrai que le noir et blanc donne une touche particulière. Il y a des corps qui sont là, évidents, ce sont des corps qu’on pourrait mettre nus dans n’importe quel documentaire, dans n’importe quel journal télévisé. Mais de cette manière, avec cette conscience, ce regard, les personnages dépassent leur propre matérialité, ils deviennent énormes, épiques." Il faut également souligner que c’est aussi un hommage à Pier Paolo Pasolini et son travail effectué sur l’un de ses chefs d’oeuvres : L’Evangile selon Saint Matthieu.

La piété du metteur en scène italien Franco Zeffirelli est de notoriété publique. Il avait d’ailleurs réalisé François et le chemin du soleil qui retrace la vie de Saint François d’Assise, et surtout Jésus de Nazareth, un téléfilm tourné comme une superproduction, en 1977. En 1988, il avait ouvertement critiqué La Dernière tentation du Christ, que Martin Scorsese venait présenter à la Mostra de Venise, en même temps que son long métrage, Toscanini. Alors que la polémique autour de Toto qui vécut deux fois enflait, peu après sa projection au Festival du film de Berlin en 1998, Franco Zeffirelli déclara : "Je dois confesser, du fond du coeur, ma tristesse et mon malaise devant un tel cinéma dénué de toute forme de sentiment et de valeurs. Dans quelle société vivons nous ? "Pourquoi produit-on donc de tels films ?" devrait être le coeur de la question. C’est quelque chose qui est profondément contre l’humanité, la société et les valeurs fondamentales de l’homme et je pense que dans un cas comme celui-ci, la censure totale est nécessaire. Et en ce qui me concerne je n’irai pas voir ce film car je sais déjà de quoi il est question, et je ne veux pas salir mon regard."

Outre de nombreux courts-métrages et documentaires, Daniele Cipri et Francesco Maresco ont réalisé trois longs-métrages de fiction : L’Oncle de Brooklyn (1995), Toto qui vécut deux fois (1998) et Le Retour de Cagliostro en 2003, dans lequel Robert Englund tient le rôle titre.
Inclassables, provocateurs, enfants terribles du cinéma italien, ils sont considérés comme les cinéastes parmi les plus originaux de leur pays. Ils se déclarent "fermement révoltés contre la médiocrité du cinéma italien contemporain, ses comédies hypocrites et narcissiques au flot ininterrompu de paroles, et surtout ses films politiques qui se veulent dénonciateurs de l’injustice." Les deux réalisateurs, "qui rejettent les paresses narratives, ne sont pas préoccupés par l’écriture d’un scénario bien construit et porteur de sens", préfèrent privilégier l’improvisation, les longs plans fixes, les silences, le noir et blanc, les dialectes, les paradoxes et provocations.

REVUE DE PRESSE :

Brazil - Cédric Janet
Tout du long, il règne une uchronie déroutante, mélange des temps et des genres. On ne peut pas dire que l’on voit ça toutes les semaines.

Les Inrockuptibles - Hélène Frappat
Une mise en scène admirable, l’usage d’un élégant noir et blanc, des cadrages dignes du cinéma classique hollywoodien.

Libération - Philippe Azoury
Un des meilleurs films de la décennie. Ce qui explique peut être pourquoi il aura mis dix ans à sortir en salles.

Chronic’art.com - Jérôme Momcilovic
Le film, soyons francs, n’est pas toujours plaisant à regarder. Mais sa croyance perpétuellement renouvelée dans les moyens du cinéma et sa sidérante capacité d’invention, s’offrent toujours, dix ans plus tard, comme une splendide et précieuse aberration.

Dvdrama - Romain Le Vern
Les provocateurs Daniele Cipri et Franco Maresco revisitent L’évangile selon Saint-Mathieu de Pasolini avec une imagination, une folie et un humour hors pair. Il faut découvrir ça pour le croire.

Le Figaroscope - La rédaction
Censuré il y a onze ans la veille de sa présentation à la Mostra de Venise pour son côté blasphématoire, il faut aujourd’hui voir ce Toto, le film le plus iconoclaste de l’année.

Positif - Jean A. Gili
Cipri et Maresco réalisent une œuvre dérangeante qui exalte le difforme, le monstrueux, le travestissement grotesque (tous les personnages de femmes sont joués par des hommes).

Première - Didier Roth-Bettoni
Accolant leurs trois histoires a priori sans lien et qui se répondent pourtant à merveille, les deux réalisateurs portent un regard sans concession sur un monde dépouillé de ses artifices. Dérangeant, mal aimable, cruellement beau... et horriblement indispensable.

Le Monde - Jacques Mandelbaum
L’ensemble, qui ressemble à du Pasolini hardcore, est une accumulation invraisemblable de postures blasphématoires. Une curiosité à découvrir pour les amateurs d’objets sulfureux et de radicalité esthétique. TéléCinéObs - La rédaction
Sur le plan cinématographique, c`est un objet inclassable dont les propositions esthétiques ne laissent toutefois pas indifférent. Paris Match - Alain Spira
Cette œuvre aussi dérangeante que dérangée transforme sauvagement la Bible en une repoussante orgie. Sacrilège pornographique, merveilleusement ignoble. Une curiosité à ne pas mettre devant tous les yeux.

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Toto_programme.pdf - Texte de présentation du film Toto qui vécut deux fois, par Philippe Serve. Séance du 13/11/2009.