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13ème FESTIVAL CSF : VENDREDI 13 FÉVRIER 2015 - LE SACRIFICE

20h30 Cinéma Mercury - 16 place Garibaldi - Nice
Publié le mercredi 4 février 2015.


Andreï Tarkovski

Suède, France - 1986 - 2h29 - vostf

13ème Festival annuel autour du thème : Le cinéma sens dessus dessous, quand le 7ème art joue avec ses codes !

Sur une île suédoise, Alexander (Erland Josephson), lettré à la retraite, vit retiré avec son épouse anglaise (Susan Fletwood) et un enfant que tous appellent Petit Garçon. A l’occasion de son anniversaire, sa fille, un ami de la famille et Otto, le facteur de l’île (Allan Edwall) les retrouvent dans la spacieuse demeure du couple. Ce jour-là, une guerre mondiale éclate, plongeant ce petit groupe dans la panique. Alexander apprend d’Otto, un ancien instituteur qui ne livre désormais le courrier que pour financer ses recherches sur le paranormal, qu’il y a sur l’île une sorcière, à même de réaliser les désirs purs de chacun. Si Alexander, au fond de lui, vraiment, veut la paix, il l’obtiendra pour le monde entier. Cette sorcière n’est autre que Maria, la bonne de cette famille bourgeoise.

« Je vois comme ma tâche particulière de stimuler réflexion sur ce qu’il y a d’éternel et de spécifiquement humain, qui vit dans l’âme de chacun, mais que l’homme ignore le plus souvent, bien qu’il ait là son destin entre les mains : il poursuit à la place des chimères. En fin de compte, pourtant, tout s’épure jusqu’à ce simple élément, le seul sur lequel l’homme puisse compter dans son existence : la capacité d’aimer. Cet élément peut se développer à l’intérieur de l’âme de chacun, jusqu’à devenir le principe directeur capable de donner un sens à sa vie. Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d’aimer, et qu’il perçoive l’appel de la beauté. » Andréi Tarkovski (Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, 2004, Petite Bibliothèque des Cahiers).

Article de Josiane Scoleri :

Le sacrifice est un film dont on sort un peu sonné, avec le sentiment d’avoir vécu dans une sorte de transe pendant toute la durée du film, comme si Tarkovki pratiquait en images la libre association et l’écriture automatique chères aux surréalistes. Même s’il y a par moments beaucoup de textes et de dialogues philosophico- métaphysiques, on est emporté par les images, dans la sensation pure, souvent déconnecté de l’intellect, acceptant que Tarkovksi nous fasses passer dans un au-delà du langage, dans une fusion entre visuel et sonore.

Mis à part la Passion selon St-Mathieu qui ouvre et ferme le film, la musique produit un sentiment constant d’étrangeté. Et tous les bruits ambiants sont travaillés et mis au service de cette lente montée d’angoisse qui gagne le spectateur autant que les personnages. La flûte japonaise Hochiku suffit à créer une atmosphère qui nous fait osciller entre début des temps et fin du monde. Les chants sacrés de bergers portent eux ce balancement entre mysticisme panthéiste et mystique chrétienne qui semble chez Tarkovski l’expression la plus évidente de la spiritualité. L’ensemble nous tient en haleine, un peu hors du monde et du temps.

Le début du film ouvre sur d’autres traditions avec la plantation de l’arbre mort par Alexandre et son jeune fils, suivie du récit du conte japonais qui voit refleurir l’arbre mort à condition de l’arroser avec constance, sans se laisser affliger par le doute. Dans la foulée, l’arrivée du facteur philosophe en équilibre sur sa bicyclette fait entrer Nietzsche dans le champ. Le postier, trait d’union entre l’ici et l’ailleurs sera également le passeur entre Maria - la bien-nommée - sorcière qui habite derrière l’église et Alexandre qui aura connu la révélation du divin. Mais si nous avons choisi ce film pour illustrer la catégorie du film catastrophe, alors qu’il se situe aux antipodes du spectaculaire tonitruant généralement associé à ce genre, c’est bien pour ce goutte à goutte savant qui distille la peur jusqu’à la panique la plus animale, que ce soit par les sons, la lumière, extrêmement travaillée, les cadrages ou les lents mouvements de caméra. Tous les moyens du cinéma sont mis au service de cette angoisse qui, on l’aura compris, se situe au-delà - ou bien en-deçà - des circonstances.

De fait, même lorsqu’Alexandre se réveille au lendemain de cette folle nuit et constate que la catastrophe tant annoncée n’a pas eu lieu, nous sommes toujours et nous resterons jusqu’au bout sous l’emprise tenace de cette inquiétude. Et destruction, il y aura, même si ce n’est pas celle qu’on attendait. Entre le moment où les verres se mettent à tinter pour la première fois et ce réveil, Alexandre sera passé par les affres de la peur de la mort absolue, promettant à ce Dieu, dont le silence est toujours aussi assourdissant, de tout abandonner, de sacrifier tout ce qu’il a de plus cher si le monde tel qu’il le connaît, continue à tourner comme avant, comme ce matin, comme hier.

De sacrifice, qui est le titre du film, il sera beaucoup question, quelquefois de manière inattendue par exemple lorsque Otto, le facteur arrive avec sa magnifique carte de l’Europe de 1600 - un original de surcroît - comme cadeau d’anniversaire qui surprend tout le monde et qu’il glisse « Un cadeau, c’est toujours un sacrifice, sinon à quoi bon ? ». Une fois la catastrophe annoncée dans le grésillement d’une TV d’un autre âge, il sera surtout question du sacrifice au sens christique du terme : le sacrifice de soi pour sauver le monde. Cela nous vaut au cœur du film une scène quasi-surnaturelle, filmée de nuit dans un bleu-noir sculptural où Alexandre découvre - ou redécouvre - le dieu tout puissant du monothéisme et l’implore du plus profond de chacune de ses fibres humaines.

Sven Nykqvist, le chef opérateur de la plupart des films de Bergman réalise une fois de plus un véritable travail d’orfèvre au service du réalisateur. Et de fait on se sent souvent chez Bergman dans Le sacrifice. D’abord par les paysages, cette presqu’île du Gotland, perdue entre ciel et eau, fait résonner très fort en nous la lande de Fårö. Ensuite les intérieurs et les costumes qui n’ont rien de bien contemporain, les tenues et les coiffures des femmes notamment comme sorties tout droit de Fanny et Alexandre ou de Cris et Chuchotements. Apparaît aussi une certaine proximité avec le théâtre dans la manière frontale de filmer les personnages dans le salon. Et puis, surtout, il y a Erland Josephson, toujours aussi magistral de justesse et de sobriété quel que soit le registre qui lui est demandé.

Et pourtant, malgré - ou avec - tous ces éléments si bergmaniens, sans oublier la langue elle-même, puisque le film est tourné en suédois, nous sommes indubitablement chez Tarkovski. Le réalisateur reprend dans Le sacrifice tous les thèmes qui lui sont chers : la place de l’art (Dostoievski et Shakespeare sont convoqués d’entrée de jeu avec le télégramme de bon anniversaire), la perte de repères de la civilisation occidentale (la présence de cette carte de l’Europe en 1600 devant laquelle tout le monde s’extasie n’est évidemment pas là par hasard), le dialogue entre philosophie et spiritualité (Nietzsche, Dieu des chrétiens et sorcellerie). C’est précisément là, dans cet entrelacs a priori contradictoire, que nous entendons battre le cœur du film. Pour nous troubler davantage, cette nuit de l’Apocalypse annoncée - et n’oublions pas que cela signifie ’’révélation’’ - est filmée dans une lumière et des teintes qui nous éloignent du réel. Nous sommes perdus entre rêve et réalité, rêve dans le rêve, cauchemar éveillé ou cauchemar tout court.

Lorsqu’Alexandre décide finalement de se rendre aux arguments d’Otto et d’aller chez Maria, il doit parcourir ce chemin de nuit en équilibre instable sur le vélo et forcément, il tombera. Cette simple chute à vélo suffit à Tarkovski pour évoquer toute la problématique chrétienne de la chute, l’indispensable chute qui seule permet de trouver son salut. Au même titre que l’acte sexuel avec une femme qui est réputée avoir des pouvoirs magiques. Autant dire l’Antéchrist aux yeux de l’Église. Et comme nous sommes chez Tarkovski, elle lavera les mains d’Alexandre, dans une très belle scène qui pourrait être une suite de tableaux de Vermeer.

Comme dans Andreï Roublev, peut-être encore plus même que dans ce chef-d’œuvre emblématique du réalisateur, le film est imprégné de ce syncrétisme vital qui irrigue la pensée de Tarkovski. Non seulement il est hors de question de rejeter ceux qui ont gardé ce contact premier avec le mystère des forces de la Nature, mais c’est justement d’eux que viendra le salut à condition de ne plus opposer leurs croyances à celles du Christ. On le comprend aisément, la vie de Tarkovski aura été une longue bataille. D’abord avec les autorités soviétiques qui ne pouvaient pas se résoudre à donner droit de cité à une vision du monde si peu matérialiste, mais contre l’Église orthodoxe elle-même qui tout en essayant de récupérer l’artiste ne voyait guère d’un bon œil cette vision « païenne » des choses. À cet égard, la solitude de l’artiste aura été totale. Dans Le sacrifice, la mise en scène de Tarkovski reste suffisamment énigmatique pour que ce soit au spectateur de décider si tout cela n’aura été qu’un rêve ou pas. Le film est ponctué à plusieurs reprises d’allusions sur la santé chancelante d’Alexandre qui pourrait expliquer son geste final par exemple. Si ce n’est pas un rêve, alors ce geste a véritablement permis la continuation de la vie sur Terre, il doit donc inévitablement tenir sa promesse et aller jusqu’au bout de son sacrifice. À nous de choisir.


Le Sacrifice est le dernier film de Tarkovski. Il est considéré par les critiques comme l’un de ses trois meilleurs et on peut le voir comme un magistral résumé de son oeuvre. Inspiré d’une de ses nouvelles écrite en 1984, ce film condense en effet tous les thèmes et motifs chers à Tarkovski (l’arbre, les quatre éléments : terre, eau, air et feu, le thème de l’idiotie et de la folie, la référence à la peinture et à la musique, l’entremêlement du rêve et de la réalité.

En cette moitié de décennie des années 80, le divorce d’Andrei Tarkovski d’avec sa patrie natale est entièrement consommé. De ce malaise du déracinement, il a tiré Nostalghia. Il a déjà quitté l’Italie pour rejoindre la Suède. Il va de soi que cette expérience traumatise Tarkovski et que ses derniers films s’en ressentent fortement. Pour Le Sacrifice, il collabore avec la Svenska-Filminstitutet, dans une production franco-suédoise. C’est donc sur les terres de Bergman qu’il vient tourner… avec des collaborateurs réguliers du maître suédois : Erland Josephson, encore une fois, Allan Edwall (le père de Fanny et Alexandre), Sven Nykvist, son chef opérateur attitré, le plus grand de tous dans son métier. Quelques mois après le tournage, Tarkovski sera emporté par un cancer à l’âge de cinquante-quatre ans. Plus théorique que jamais, ce dernier film est un concentré de toutes les obsessions d’un auteur désormais hanté par l’ombre menaçante de la mort.

Le sacrifice reflète les angoisses du cinéaste face à l’envahissement du matérialisme dans la société contemporaine : « Nous ne voulons pas nous avouer, écrivait-il à cette époque, que nombre des malheurs qui frappent l’humanité proviennent de ce que nous sommes devenus impardonnablement et désespérément matérialistes ». C’est ce constat qui l’a poussé à réaliser ce film qu’il présente comme une parabole sur « la disposition à se sacrifier soi-même ». C’est parce que l’homme a perdu l’esprit de sacrifice qu’il est devenu la proie du matérialisme le plus féroce, impuissant à résister aux mécanismes destructeurs de la société contemporaine, aux forces de dissolution qui la traversent. L’emprise de la consommation, l’abrutissement, l’absence de profondeur dans les relations humaines sont autant de signes de la déshumanisation organisée par le monde moderne, du dépérissement du spirituel. Ecrasé sous le poids du matérialisme, vidé de sa substance, confronté au vide spirituel que lui impose la société, l’homme se trouve placé devant un choix redoutable : soit il s’obstine dans cette voie d’aliénation, soit il revient vers Dieu, reprenant ainsi possession de lui-même. Telle était la conviction profonde de Tarkovski au moment de réaliser son film qu’il considérait comme le plus important de toute sa carrière.

Tarkovski déclare : "On trouve souvent dans mes films la problématique de la parole présente ou absente. C’est qu’elle a un pouvoir absolument extraordinaire, cette parole qui nous est donnée. Elle peut provoquer de grandes ou de mauvaises actions. Et pourtant aujourd’hui elle a perdu sa valeur. Le monde est empli de bavardages. Ce qu’on appelle l’information dont on prétend avoir tellement besoin - voyez la télévision et la radio - les commentaires permanents, infinis des journaux, tout cela est vide et dépourvu de sens d’un point de vue fondamental. On s’imagine que l’homme doit savoir toutes sortes de choses dont en fait il n’a pas besoin, dont la connaissance lui est strictement inutile. Nous mourrons sous les tonnes de cette information bavarde. En fait, il vaut mieux agir que bavarder. Quant aux mots, aux paroles avec lesquels nous communiquons - et ceci concerne l’art- ils doivent être dépourvus de passion. C’est la nostalgie que nous éprouvons envers le principe olympien, cette froideur, cette réserve classique, qui fait la magie, le secret des grandes oeuvres à résonance métaphysique.
Bien évidemment l’artiste est passionné, mais il dilue sa passion dans les formes qu’il crée. De toute façon, mettre ses propres sentiments dans son art est toujours vulgaire, C’est pourquoi l’art de l’Orient m’est si proche. Ou bien Bach, qui est un représentant idéal de l’art, ou encore Léonard de Vinci.” (...) (extrait d’un entretien avec Annie Epelboin à Paris, le 15 mars 1986 et paru dans la revue Positif, mai 1986). Le Sacrifice est en effet sublimé par la musique de Bach, utilisée avec parcimonie, mais d’une beauté transcendantale.

Le Sacrifice est un "...film somme qui, dans l’épure de ses images, cumule tous les thèmes tarkovskiens. Le premier plan de son premier film, L’enfance d’Ivan, présentait le jeune héros au pied d’un arbre ; la boucle de l’œuvre est bouclée avec le dernier plan de ce dernier film. Mais le personnage rappelle aussi le gosse qui, dans Andreï Roublev, en toute ignorance de la technique, fond une cloche (ici, il bâtit une maquette parfaite de la maison). De Andreï Roublev justement, proviennent les références au monde orthodoxe, l’histoire du moine contée par Alexandre, les icônes bien sûr, la figure d’un créateur insatisfait, l’incendie final et la vision fugitive d’une splendide nudité. De Solaris, planète–mémoire des morts, ces visiteurs d’outre–tombe qu’évoque le facteur Otto, du Miroir, tous ceux qui jouent ici de leurs reflets, de Stalker l’idée du passeur–transmetteur et de la fidélité sur fond de catastrophe, pieds englués dans un sol détrempé, et de ces trois films l’indiscernabilité à l’image de ce qui est projection de l’imaginaire, vision subjective et réalité fiable. De Nostalghia enfin, tourné en Italie, un geste absurde ou magique – traverser une piscine une chandelle à la main pour sauver l’humanité – et ce dépouillement des formes, cette sérénité méditative de Piero della Francesca qu’Otto dit préférer de loin aux lignes embrouillées de Léonard : déjà Maria, Madona del Parto..." (Pierre Murat)

"Lars von Trier dédie son film Antichrist en 2010 à Andreï Tarkovski ; en 2012 il réalise Melancholia, dans lequel Justine accueille avec sérénité l’arrivée d’une planète qui viendra détruire la Terre : l’apocalypse est une délivrance. Dans Le Sacrifice, le monde est menacé par une guerre nucléaire et Alexandre se sacrifie pour l’éviter. Les deux cinéastes utilisent ce même contexte d’une fin du monde imminente pour construire leur héros, un personnage singulier, élu et rebelle à la fois. « Quelle conduite l’homme tiendra-t-il à la vue et au coeur de la catastrophe, [...] là surtout où se creusent les plus profonds tourbillons d’un monde tournoyant ? » : Tarkovski et Lars von Trier proposent chacun une réponse à la question posée par Ernst Jünger dans le Traité du Rebelle."(Eric de Thoisy)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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