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Don Quichotte

Vendredi 19 janvier 2007 - 20h30 - Mercury
Publié le vendredi 19 janvier 2007.


de Grigori Kozintsev,

Russie, 1958, 1h40, aventures,

avec Nikolai Tcherkassov, Youri Touloubeev, Serafima Berman

Don Quichotte, gentilhomme sans fortune, est si passionné par les romans de chevalerie qu’il ne parvient plus à distinguer la réalité de l’imaginaire. S’identifiant aux héros, il veut lui aussi délivrer les opprimés, châtier les traîtres et faire le bien. Il décide alors de devenir à son tour un chevalier errant et de parcourir l’Espagne sur son cheval, Rossinante, et vêtu d’une armure, abandonnée depuis longtemps dans son grenier. En compagnie de son écuyer Sancho Pança, l’idéaliste s’en va alors courir les aventures, avec un regard qui transforme tout ce qui l’entoure.

Pris pour fou par ceux qu’il rencontre, Don Quichotte croit que les auberges ordinaires sont des châteaux enchantés et les filles de paysans de belles princesses...

Séance 100% CSF

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PRESENTATION DE LA SEANCE

Comment Miguel Cervantès aurait-il pu imaginer que son roman L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche (El ingenioso hidalgo don Quijotte de la Mancha, 1605-1615) franchirait avec allégresse et un intérêt jamais démenti les siècles et les frontières, se retouvant quatre siècles plus tard au panthéon des types humains aux côtés des Dom Juan, Hamlet, Tartuffe et autres Romeo et Juliette, personnages ayant tous laissés leur nom à un comportement, un caractère, immédiatement défini et reconnaissable dès sa simple évocation ?

Don Quichotte aura déclenché tour à tour et au fil des siècles les rires moqueurs, sarcastiques, apitoyés ou désespérés, les analyses sociales ou historiques (quel meilleur portrait de l’Espagne du Siècle d’Or, 1580-1680 ?), politiques (on trouve sa trace, évidente, chez Simon Bolivar, l’homme qui libéra l’Amérique Latine de ses conquérants... espagnols et déclarait : "Les trois plus grands imbéciles qu’il y ait eu au monde, ce sont Jésus-Christ, don Quichotte et moi", mais aussi le Sous-commandant Marcos, porte-parole charismatique des Zapatistes, qui s’en réclame fréquemment ou le président vénézuélien Hugo Chavez qui en a fait imprimer et distribuer gratuitement 1,5 million d’exemplaires), les passions romantiques (le Cyrano d’Edmond Rostand ne lui rend-il pas explicitement hommage ?), voire christique. Aujourd’hui, ces différentes réactions et critiques s’additionnent et se confondent

Mais quels que soient les angles sous lesquels le personnage du Quichotte est abordé, il ne peut manquer de susciter admiration et tendresse. C’est que l’homme représente ce que l’humanité peut renfermer de meilleur : une soif inextinguible de justice et d’amour fraternel qui n’a cure des médiocres et vulgaires faits de l’existence dite réelle. Peu importe alors que les géants ne soient que des moulins à vent, que le Pouvoir se joue de lui et le tourne en ridicule ou que Dulcinée s’avère une simple et pauvre paysanne. Aussi longtemps que le Chevalier à la triste figure vivra dans nos cœurs, nous, pauvres humains, pourrons encore nous en inspirer et espérer que les hommes, si avides de violence et de puissance, laisseront encore vivre leur part de rêve...

A la lecture du roman, on se rend vite compte combien adapter Don Quichotte au cinéma relève de la gageure. Le style même de l’écriture - qui en fit le premier roman moderne - et le mélange des genres auquel il se livre rendent la chose ardue. Tout à la fois parodie des romans de chevalerie (dont il est, ultime paradoxe, le sommet !), fable pastorale, panachage hardi de proverbes, de récits à l’italienne, de questionnements sociaux, politiques, philosophiques, littéraires ou métaphysiques, s’inspirant du théâtre de marionnettes et entrelaçant les différents points de vue autour de celui de l’auteur, le chef d’œuvre de Cervantès constitue un bouillonnement, un feu d’artifice ininterrompu.

Alors comment transcrire tout cela à l’écran ? Sans compter que le roman est divisé en deux parties, les premiers chapitres étant annoncés par l’auteur comme tirés des Archives de la Manche tandis que le reste serait traduit, depuis l’Arabe, de l’auteur mauresque - purement fictif, bien entendu - Cide Hamete Benengeli.

On ne s’étonnera donc guère de constater que, hormis les - nombreuses - adaptations télévisées ou courts-métrages, seulement cinq tentatives de grande ampleur, dont deux avortées, peuvent être répertoriées depuis les années 30, autrement dit depuis que le cinématographe s’est fait parlant. Une version en 1933-apparemment invisible depuis des lustres - signée G.W. Pabst (le réalisateur, entre autres choses, de Loulou avec Louise Brooks), la très décevante transposition au cinéma par Arthur Hiller du musical estampillé Broadway, Man of La Mancha (avec Peter O’Toole et Sophia Loren, 72) que Jacques Brel avait adapté en 68 pour les scènes belges et françaises, le film maudit d’Orson Welles (Don Quixote, qu’il tenta de tourner bout après bout de 1955 à 1969 avant de renoncer, et que son ex-assistant devenu réalisateur de cinéma bis, Jesus Franco, crut bon de massacrer en en sortant un montage en 1992) et, enfin, l’échec malheureux de Terry Gilliam immortalisé dans l’excellent documentaire Lost in la Mancha (Keith Fulton et Louis Pepe, 2002), voila tout.

On comprend dès lors l’importance de ce Don Quichotte soviétique réalisé par le grand Gregori Kozintsev. Ce dernier fit certainement preuve d’intelligence en n’essayant pas de tout mettre dans son film. Il sélectionna quelques épisodes, sans doute les plus représentatifs de l’œuvre. Il eut aussi la sagesse - à moins qu’il ne s’agisse de pure témérité - de ne pas trop appuyer sur certaines images trop ( ?) emblématiques et qui, du coup, risquaient de cacher le reste. Ainsi des célèbres moulins à vent. Ils sont bien là, mais presque discrets. Cependant, le fait de ne les faire apparaître qu’en fin de film leur redonne une intensité proportionnelle à l’impatience du spectateur de les voir surgir. Peu importe alors si la durée de leur présence à l’écran paraît réduite. Le morceau de bravoure de l’œuvre semble accoucher d’une souris mais n’est-on pas là, justement, en pleine logique du roman ?

Kozintsev respecte fondamentalement l’esprit du Quichotte et c’est ce qui fait de ce Don Kikhot la meilleure adaptation jamais tournée. Nous ne saurons jamais - et nous ne cesserons de le regretter - ce qu’auraient donné les versions d’Orson Welles ou de Terry Gilliam. Quelques superbes plans ou séquences parmi ceux ayant survécu, les performances apparemment magnifiques des deux Quichotte, Francisco Reiguera et Jean Rochefort (et des deux Sancho Panza, le formidable Akim Tamiroff et le plus surprenant Johnny Depp), alimentent toujours notre frustration de spectateur, privé peut-être de deux chefs d’œuvres. Mais ne boudons pas notre plaisir.

Nous reste donc cette superbe version contemporaine du dégel soviétique de l’ère Khrouchtchev. Afin de retrouver les immenses paysages de la Mancha, Kozintsev alla tourner son film en Crimée, judicieuse idée à la vue du résultat. Il choisit la couleur et le format cinémascope qui, seul sans doute, pouvait dégager tout le potentiel des paysages naturels et, de par son horizontalité, accentuer avec bonheur et par contraste, la verticalité du longiligne don Quichotte. Sans tomber dans la sur-interprétation (piège fréquent de la critique cinématographique !), on peut aussi y voir une véritable mise en image de la droiture morale d’un homme cherchant sans cesse à s’élever vers plus de grandeur et de vie, aux prises avec un monde plat, "couché" et mort.

Gregori Kozintsev avait déja travaillé, dix ans auparavant, sur son film biographique Pirogov (1947), avec le grand acteur Nicolaï Tcherkassov. Celui-ci, né en 1903 - il a donc 54 ans lorsqu’il interprète don Quichotte - avait débuté à l’écran en 1927 et acquis la célébrité en 36-37 ("Le Député de la Baltique"). En 1938, il s’illustre dans le chef d’œuvre (et le rôle titre) d’Eisenstein "Alexandre Nevski". La même année le voit devenir député du Soviet Suprême avant qu’il n’atteigne son sommet d’acteur dans l’incarnation d’Ivan le Terrible (Eisenstein, 1941-43). Il y représente le Tsar à 16 étapes de sa vie, de 17 à 53 ans. Artiste du Peuple de l’URSS à partir de 1947, il sera 5 fois lauréat du prix d’Etat de l’URSS. Son interprétation du rôle de don Quichotte est toute empreinte d’humanité et de candeur. Il parvient aussi bien à peindre le comique, voire le grotesque, du personnage que sa tragédie et cela sans jamais en rajouter, sans surjouer. Une poésie naturelle sourd de son jeu et participe de beaucoup au succès de l’entreprise. A ses côtés, Youri Toloubeyev est un excellent Sancho Panza, sachant très bien illustrer l’évolution du personnage, peu à peu contaminé par l’esprit chevaleresque de son maître.

Philippe Serve

Le film sera précédé d’une présentation et suivi d’un débat avec le public.

Présentation et Animation : Philippe Serve


Affiche du film - Cliquer pour agrandir