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Spécial Expressionnisme : Texte de présentation

Publié le vendredi 10 avril 2009.


En défense de l’Expressionnisme, vision vivante et moderne

L’Expressionnisme cinématographique .

Voici un beau sujet de discordes dans les chaumières cinéphiles, répétées sans fin depuis près d’un siècle !

Premier enjeu : ce cinéma a-t-il seulement jamais existé ? Question incongrue ? Pas sûr, lorsque l’on sait à quel point les avis divergent déjà sur le sujet général de l’Expressionnisme stricto sensu – hors cinéma donc – et de sa/ses possible(s) définition(s). Concernant le septième Art, tout film jouant des rapports entretenus par l’ombre et la lumière, se voit aujourd’hui qualifié d’ « expressionniste », la paresse analytique n’étant pas le moindre défaut de bien des critiques. A la méconnaissance de ce que fut/est vraiment l’Expressionnisme (en fait, une interprétation personnelle du monde et en aucun cas une représentation de celui-ci), vision artistique qui ne fut jamais un mouvement et encore moins une école, contrairement par exemple au Surréalisme, s’ajoute le rejet permanent de la critique française, de Roger Leenhardt et Louis Delluc (inventeur de la critique cinématographique, des termes cinéaste et ciné-club, et réalisateur dédié à l’Impressionnisme) aux futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, jeunes turcs des Cahiers du Cinéma, en passant par André Bazin, grand prêtre de la pensée critique officielle et dominante et pour qui le cinéma ne pouvait et ne saurait être que réaliste. C’est qu’aux yeux de toutes ces personnes – parfois fort différentes, par ailleurs – l’Expressionnisme pâtit d’un double handicap. Essayons d’y voir plus clair.

Pour les contemporains du Cabinet du Dr Caligari (1919) ou de Nosferatu (1922), l’Expressionnisme n’est pas une nouveauté, ayant déjà dominé les autres arts avant la première guerre mondiale. Peinture, sculpture, architecture, littérature, théâtre, musique, ce nouveau courant artistique fut immédiatement associé – non sans raison – à l’Allemagne. Et l’Allemagne, c’était le Boche, celui de la défaite de Sedan en 1871, le casque à pointe du Kaiser Guillaume II qui avait osé s’emparer de l’Alsace et la Lorraine, et dont le militarisme prussien menaçait encore en ces années de début de siècle… Cela aurait pu suffire à son rejet.

Mais il faut y ajouter que cet Expressionnisme se revendiquait ennemi de l’Impressionnisme et du Naturalisme, deux gloires de la culture française de la fin du siècle précédent. L’Expressionnisme allait même plus loin : il s’opposait à toute la conception culturelle – et civilisatrice ! – française du Classicisme, de la tradition gréco-latine, de la Renaissance, du Siècle des Lumières… La pensée allemande préférait le Moyen-Âge et le Romantisme – plus noir et plus fantastique que son équivalent français. Au calme et au rationalisme hexagonal, se dressait donc l’émotion, l’exaltation, les pulsions germaniques. Comprenez, en cette époque : l’esprit belliciste, avide de sang, de tyrannie et de mort… Dans un contexte aussi nationaliste que celui de l’avant première guerre mondiale, comment l’Expressionnisme – que Hitler et ses sbires qualifieront pourtant de dégénéré et non allemand moins de vingt-cinq ans plus tard – aurait-il pu s’imposer chez nous ?

Et les choses ne vont pas s’arranger… Le Cabinet du Docteur Caligari, premier film réellement expressionniste, sort en 1919, autrement dit au lendemain de l’armistice qui a mis fin à la plus grande boucherie ayant ensanglanté le territoire français. Même s’il a autant souffert dans les tranchées que le Poilu, le Boche n’a évidemment pas amélioré son image chez nous, bien au contraire. Et le chaos politique dans lequel prend naissance la jeune République de Weimar, vite coincée entre les menaces révolutionnaires d’extrême droite – nazies – et d’extrême gauche – communistes, après l’échec de la révolution spartakiste, agit comme un repoussoir supplémentaire pour une France hyper conservatrice, à la chambre des députés bleu horizon et dont les héros ne s’appellent plus Jaurès mais Clémenceau, Joffre, Foch ou Pétain…

A ces considérations historico-politiques, il faut ajouter que l’Expressionnisme – en tant que tel et toujours hors cinéma, lequel a pris un gros retard sur les autres disciplines artistiques – vit ses dernières heures, battu en brèche par le Cubisme et l’Art abstrait puis supplanté par le Dadaïsme et le Surréalisme. L’arrivée dans notre pays de films expressionnistes éveille certes un grand intérêt mais ces œuvres sont jugés « dépassées », voire marquant un retour en arrière (ils évoquent trop le cinéma primitif d’un Méliès, alors que celui de Griffith montre la voie à suivre) et, partant, « sans issue ».

Rejetés pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, ces films allemands sont pourtant trop fascinants pour être ignorés. On les appellera alors caligariens ou on enfermera l’Expressionnisme dans un tel carcan de critères obligatoires – le contraire même de ce qu’il était ! – que le moindre film récupérable et aux influences pourtant évidentes se retrouvera privé de la reconnaissance de ses racines. Donnez-lui le nom que vous voudrez mais surtout pas celui d’expressionniste. Ainsi du Nosferatu de Murnau ou des grands chefs d’œuvre de Fritz Lang Dr.Mabuse ou Metropolis. La passionnante Lotte H. Eisner elle-même préfèrera parler de cinéma démoniaque plutôt que d’expressionnisme. En d’autres termes, pour qu’un film puisse être taxé d’expressionniste, il lui faut l’être totalement, à 100%, que l’expressionnisme soit pur, en quelque sorte. Ne restera plus alors qu’à le disqualifier en tant qu’œuvre cinématographique majeure et novatrice, justement en raison de cette soi-disant pureté qui entraînerait ipso facto son propre cul-de-sac. Fermez le ban. Magnifique tour de passe-passe d’une pensée bientôt monolithique et qui ne jurera plus que par le Néo-réalisme de Rossellini et le cinéma américain d’un certain… Fritz Lang ! En attendant naturellement la Lumière qui éclairera à tout jamais les ténèbres du cinématographe : la Nouvelle Vague et le nouveau cinéma du réel.. Comme si on ne pouvait pas tout aimer à la fois…

Bien sûr, je force le trait ! Mais la négation de l’existence vivace d’une vision cinématographique expressionniste, de l’importance de son surgissement et de sa capacité à évoluer au sein d’un cinéma moderne et sans cesse en recherche de nouvelles voies, résulte d’une attitude intellectuelle – je n’ose dire artistique – fermée et se rêvant comme exclusive. Démarche que l’on me permettra de considérer par conséquent comme non artistique car l’Art a, ou devrait avoir pour principe – du moins à mes yeux –de tourner le dos aux dogmes, aux vérités absolues, aux visions univoques.

Avec ce Festival – en trois films et une conférence – sur L’Expressionnisme au cinéma, Cinéma sans Frontières entend aller à contre-courant de cette pensée et montrer que oui, non seulement une vision expressionniste a clairement existé sur nos écrans mais qu’elle perdure tout en se renouvelant, grâce à des cinéastes du nom de Lars von Trier, David Lynch, Tim Burton, les frères Quay ou Guy Maddin, tous réalisateurs héritiers des Wiene, Robison, Martin, Murnau, Lang et venant après d’autres illustres descendants tels que Welles, Bergman, Browning, Whale, etc.. Et si le Nosferatu de Murnau et les Cris et Chuchotements de Bergman accompagnent le trop méconnu Epidemic de LVT dans notre programmation, c’est bien afin de prouver les diverses possibilités d’application d’une vision qu’on ne saurait juste ramener au mythique Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, présenté par CSF il y a un peu moins d’un an lors de son 6e festival annuel consacré aux Folies.

Nosferatu (1922), c’est le Dracula de Bram Stocker qui se cache sous un autre nom (le Comte Orlock, le terme Nosferatu signifiant vampire). Ouvrant la voie à un genre cinématographique des plus populaires (le film d’horreur), l’œuvre de Murnau brille encore aujourd’hui du même éclat qu’à son premier jour. Le magnifique travail de restauration, rendant au film ses teintes d’origine, en font un spectacle d’une beauté et d’une poésie saisissante.

Le film rompait radicalement avec les œuvres estampillées expressionnistes précédentes : Caligari, bien sûr, mais aussi De l’aube à minuit, Le Montreur d’ombres, Genuine, Raskolnikoff, Torgus, etc. Cette rupture ne s’opérait pas au niveau du fond – on y retrouve la figure tyrannique, menaçante et envoûtante – ni même dans toutes les applications formelles (le jeu des interprètes et l’utilisation de la lumière, par exemple, restent dans la tradition) mais au niveau des décors. Jusque là, l’Expressionnisme cinématographique ne se concevait qu’en décors artificiels, montés – et surtout peints – en studio. Toute image de décor réel semblait bannie. Mais Murnau, cinéaste qui fut toujours particulièrement lié à l’idée de nature en bon disciple du grand cinéma suédois (que l’on pense à La terre tremble, L’Aurore ou Tabou), sort sa caméra et filme les Carpates ou la ville de Lübeck tels qu’ils sont, son inimitable vision poétique en plus. Pour l’auteur de ces lignes, non seulement Nosferatu relève d’une vision réellement expressionniste, mais le chef d’œuvre magnifie cette vision grâce au génie de son auteur et aux inventions formelles parfaites dont le récit, plus romantique que gothique, bénéficie tout au long de son déroulement.

Si Murnau demeure l’un des plus grands noms associés au 7e Art, il le doit à son approche toujours authentiquement cinématographique du récit, à l’instar d’un Ingmar Bergman.

Bergman, justement, on le retrouve pour le second volet de ce festival. Celui qui s’imposa vite comme le plus grand de tous fut profondément marqué par l’Expressionnisme dès ses débuts, influence jonglant avec celle du Réalisme poétique français - lui-même redevable en partie à l’Expressionnisme - de Carné-Prévert ou Duvivier, et du Néo-réalisme italien de l’après-guerre. N’oublions pas non plus que Bergman était avant tout un grand metteur en scène de théâtre et que son auteur fétiche s’appelait August Strindberg, lui-même première source d’un expressionnisme théâtral que l’Allemand Max Reinhardt mettra littéralement en lumière un peu plus tard à Berlin.

Présent par touches dans ses premiers films, l’Expressionnisme revient en force chez Bergman au début de sa deuxième période. La Nuit des Forains, Le Visage, Le Septième Sceau, Les Fraises sauvages avec son extraordinaire rêve inaugural, en sont des exemples flagrants. La « trilogie du silence » (A travers le miroir, Les Communiants, Le Silence) n’échappe pas à l’influence, bien au contraire. De même que le triptyque de l’île (L’Heure du Loup, La Honte, Une Passion) qui « modernise » encore un peu plus cette vision comme l’a fait juste avant Persona. Mais c’est surtout Cris et Chuchotements qui, en 1972, émerveille par son expressionnisme radicalement nouveau, notamment via l’utilisation de trois couleurs majeures, noir, blanc et rouge, cette dernière figurant la couleur de l’âme selon Bergman.

Le sous-titre de Nosferatu était Eine Symphonie des Grauens, soit Une symphonie de l’horreur. Devant Cris et chuchotements, le spectateur aurait tendance à vouloir redonner du service à cette phrase tant certaines scènes lient le film au genre horrifique. La Mort – existe-t-il tyran plus implacable ? - , l’insupportable souffrance provoquée par la maladie, souffrance démultipliée, contagieuse et autant physique que mentale, voire métaphysique lorsqu’elle atteint le prêtre, sont bien sûr deux thèmes dans lequel l’Expressionnisme originel a grandi, du précurseur Edvard Munch au futur dadaïste Otto Dix. Bergman, on l’a vu, décline son film sur une palette de couleurs limitée et chargée de sens. L’angoisse générée par la situation s’exprime via ces couleurs et leur répartition – changeante - au niveau des décors et costumes. Le jeu des actrices, toutes exceptionnelles, est aussi résolument tourné vers l’Expressionnisme. Un jeu bien sûr très éloigné des outrances de Caligari mais qui s’affirme pourtant par son caractère marqué. La peur, le dégoût, le mépris, l’égoïsme, l’hypocrisie mais aussi l’amour – celui d’Agnès, la mourante – marquent les visages et les corps. Il s’agit bien ici d’une interprétation personnelle – celle de l’artiste Bergman - d’un monde en train de sombrer, coulé par ses propres vices mais au sein duquel, cependant, demeure une lumière inextinguible, celle du souvenir transfiguré par l’Art. Cette confrontation entre une aspiration au bonheur et à l’amour d’une part, et à la cruelle réalité de l’horreur du monde, de l’autre, voilà qui était exactement au cœur même des artistes expressionnistes – souvent rêveurs d’utopies révolutionnaires généreuses – du début du XXe siècle.

Pourriture d’un côté, cœur pur de l’autre, voilà on le sait l’un des traits récurrents du cinéma du Danois Lars von Trier. Fasciné par les élans mystiques de son compatriote et ancêtre Dreyer tout autant que par le cinéma allemand des années 20, c’est tout naturellement qu’il trempe ses œuvres au grand bain de l’Expressionnisme. Element of Crime et Europa, les premier et troisième films de sa trilogie en « E » (pour « Europe ») en sont la preuve. Entre les deux, le second élément du triptyque, Epidemic, le moins connu des trois. Iconoclaste, moitié documentaire, moitié fiction, alternant humour potache et tragédie glaçante – sorte d’avant-goût des Idiots et du Dogme – le film ne se laisse pas saisir facilement. Même si LVT ne s’y affirme pas au sommet de son art, son inventivité et son souci de travailler l’image dans une direction résolument expressionniste ET réaliste tout à la fois, rendent ce film passionnant et bien à sa place dans ce festival.

Philippe Serve

Pour le programme du festival, voir ici.