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MERCREDI 02, JEUDI 03 ET VENDREDI 04 MARS 2016 : LES MILLE ET UNE NUITS

20h30 Cinéma Mercury - 16 place Garibaldi - Nice
Publié le samedi 27 février 2016.


En présence du Chef Opérateur Octaviano Esperito Santo

Films de Miguel Gomes

Volume 1 : L’inquiet (Portugal - 2015, 2h05) Volume 2 : Le désolé (Portugal, 2015, 2h11) Volume 3 : L’enchanté(Portugal, 2015, 2h05)

Pour nourrir son film, le réalisateur Miguel Gomes a constitué une équipe de journalistes chargées de recueillir des informations. Le long métrage se préparant dans le plus grand secret, leurs recherches et collaborations se sont faites dans le cadre de ce qu’ils ont appelé "le Comité Central". Il raconte : "Le Comité Central vote les propositions d’investigation des journalistes ; informés des priorités du Comité Central, les journalistes négocient avec la production la manière de se rendre sur le terrain (ils leur demandent de l’argent) ; le Comité reçoit des journalistes de nouvelles informations qui résultent de l’investigation et avec celles-ci va tenter de forger une fiction (avec ou sans scénario) qui convient pour servir de conte à Schéhérazade ; dans le plus petit nombre de jours possible, l’équipe de production terrorisée doit garantir les acteurs, planifier les essais, trouver les décors et engager l’équipe technique pour que ce conte puisse être filmé."

Article de Josiane Scoleri :

L’entreprise de cette trilogie repose sur une idée folle. L’idée de concilier, de fondre même en un seul récit les histoires merveilleuses qui répondent à notre insatiable besoin de fiction et la mise à nu du réel qui est une obligation morale, douloureusement ressentie par tout artiste un tant soit peu conscient de la réalité du monde. Comme le dit Miguel Gomes lui-même lorsqu’il se met en scène en réalisateur désespéré par son propre projet au début du film : « N’importe quel idiot comprendrait que c’est une tentative vouée à l’échec ». Mais l’entreprise lui tient trop à cœur. Il lui est impossible d’y renoncer. Ne s’agit-il pas, de toutes façons, des deux faces indissociables du cinéma depuis sa création : « La sortie de l’usine » des frères Lumière et « Le voyage dans la lune » de Melliès ? La reproduction du réel comme mimétisme de nos perceptions et la fabrication d’un ailleurs qui nous est aussi indispensable que l’oxygène que nous respirons. On le voit, l’ambition du cinéaste est considérable et l’aventure à laquelle nous sommes conviés certainement peu commune. Pour ce qui est du réel, Miguel Gomes va s’appuyer sur les faits rapportés par l’ équipe de reporters-journalistes qui a sillonné son pays, le Portugal pendant une année, du 1er août 2013 au 31 juillet 2014. Quant au merveilleux, ce ne sera rien de moins que les Mille et une nuits. Que rêver de mieux pour dire l’absolue nécessité des histoires, puisque Shéhérazade risque sa vie tous les soirs ? Cela dit, Miguel Gomes se garde bien de faire une adaptation de ce récit mythique. Il essaie plutôt d’en saisir l’esprit, libre et fantasque, reposant sur les associations d’idées et les rapprochements improbables avec ça et là quelques pincées d’érotisme joyeux associé à l’Orient depuis toujours par un Occident coincé et pudibond. Et finalement, quel est le moment le plus surréaliste ? Les représentants de la Troîka et du gouvernement portugais juchés sur des chameaux, bandant comme des ânes grâce aux bons soins d’un sorcier africain ou l’histoire du coq autour duquel tout un village menace de s’écharper et qui devient même l’enjeu des élections municipales ? La question mérite d’être posée. Là où Miguel Gomes est très fort, c’est qu’il entremêle en permanence fidélité au réel (actualités, discours officiel, chiffres, récit historique documenté) et imagination délirante (en apparence tout au moins). L’utilisation très habile de la voix off permet des télescopages souvent tonitruants avec l’image qui n’a a priori rien à voir, mais qui est souvent très belle en soi, notamment tous les plans d’extérieur qui sont autant de respiration dans le récit. Le montage permet d’entrelacer plusieurs histoires dont les correspondances lointaines finissent pas émerger devant nos yeux incrédules. Comme par exemple, la fermeture des chantiers navals de Viana do Castelo - longtemps fierté nationale du peuple de navigateurs que sont les Portugais- et la destruction des nids de guêpes tueuses au chalumeau, invention inspirée d’ailleurs du modèle de chalumeau utilisé au théâtre. Gomes l’avoue, lui-même ne voit pas clairement le lien entre les deux, si ce n’est peut-être sur un plan métaphorique qui lui échappe « L’abstraction me donne le vertige » dit-il en prenant ses jambes à son cou (peut-être une des scènes les plus drôles de « L’inquiet », le premier volet, mais on a du mal à choisir tant elles sont nombreuses ). Le premier film est donc construit ainsi dans un va et vient incessant entre plusieurs histoires qui se répondent, où les faits tirés du réel glissent imperceptiblement vers le fantastique voire le burlesque et nous donnent à voir cette cruelle absurdité du monde qu’on préférerait souvent ignorer. L’histoire du coq, par exemple, déjà passablement cocasse avec les militants qui distribuent des tracts du parti pro-coq, devient carrément hilarante avec l’arrivée du juge - dans sa 2CV rouge pétant- capable de comprendre le langage des animaux, armé d’une énorme marmite et accompagné d’un greffier accordéoniste !!! De là à entendre le coq donner son avis sur les amours humaines qui riment selon lui avec abîmes, il n’y a qu’un pas que Miguel Gomes franchit allègrement pour notre plus grand plaisir. Sans compter l’utilisation du bulletin de vote par les protagonistes de cette histoire loufoque ! Avec « Le bain des magnifiques », les histoires se font plus dramatiques et même si le personnage de Luis apporte un contre-point touchant et drolatique, l’angoisse du chômage plane comme un mauvais génie sur ce bain thérapeutique du 1er janvier et l’explosion de la baleine échouée sur la plage n’est qu’un mauvais présage parmi bien d’autres. Les récit des trois magnifiques sont filmés en plan rapproché, buste ou taille, caméra fixe comme dans les reportages télé. Un dépouillement qui est justement un clin d’œil à ce qu’on n’entend ni ne voit dans les media dominants et qui donne encore plus de relief à la dimension dramatique de ce qui est relaté ici.

Le deuxième volet s’intitule « Le désolé », et effectivement, nous sommes déjà un cran plus loin dans le constat de désolation et de déchirement du tissu social à l’œuvre au Portugal. Cette fois-ci, Gomes prend davantage son temps. Ce deuxième film est composé de trois parties, centrées à chaque fois sur un personnage principal. L’histoire de Simao sans Tripes (37’) est filmée comme un western dans les paysages arides du Douro qui prend des airs de Nevada. Simao, son fusil à la main en toutes circonstances est un « poor lonesome cowboy » qui aurait Simao ne craint pas la police perdu son cheval. La police, elle, est à cheval, et malgré leur gilet pare-balles et leurs drones qui bruissent comme un essaim de guêpes tueuses, les flics ont plutôt l’air à côté de la plaque. Comme lorsque les enfants jouent aux gendarmes et aux voleurs, et que personne ne veut être gendarme... Simao va jouer à cache cache avec les flics pendant 34 jours, et sa cavale suffit à faire de lui un héros, malgré ses quatre meurtres... Ainsi va le monde. Après la police, c’est autour de la justice de passer dans la casserole du réalisateur avec « Les larmes de la juge » (39’). Nous sommes confrontés ici à un simulacre de procès en plein air dans une sorte de théâtre antique où les affaires s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes. La juge, dont le physique si sévère correspond parfaitement à sa fonction, n’en finit plus de tirer sur le fil comme si elle n’arrivait pas à détricoter le pull jusqu’au bout. Elle finit par déclarer « Je ne m’attendais pas un à un tel rosaire de malheurs ». Filmé de nuit, dans une lumière étonnamment chaude ( le chef op n’est autre que Sayombhu Mukteeprom, le maître de la lumière nocturne dans les films du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul avec qui de mystérieuses correspondances s’établissent soudain à plusieurs moments du récit), ce procès offre une nouvelle occasion de tisser les fils du merveilleux dans les affaires les plus terre à terre. Ainsi interviennent une vache en carton pâte, un bon génie au service d’un mauvais maître, un obsédé sexuel caricatural, une mère de famille sourde et muette, un riche bandit chinois qui finit par faire faillite et n’est plus en mesure d’entretenir son harem de 13 jeunes concubines... Si le récit est échevelé, la caméra reste sobre, avec des champs /contre-champ classiques, sans aucune mise en images de la parole. L’exigence de concentration de la part du spectateur est à son maximum et nous sommes en réalité tout proche du théâtre antique. Il apparaît clairement que le choix de l’amphithéâtre, loin d’être un « décor » fait pleinement sens. Toute cette comédie humaine se vit comme un théâtre d’ombres de la mondialisation en marche où la pauvre juge avec ses certitudes et sa rigidité mentale ne sait plus à quel article du code civil se vouer... d’où les larmes du titre. Après les institutions qui sont censées faire respecter la loi et qui rament copieusement, le ton se fait radicalement plus sombre dans la troisième partie (53’) de ce deuxième volet dont le héros est étonnamment un chien de compagnie qui va changer plusieurs fois de maîtres au fil du récit. Ce simple stratagème permet au réalisateur de brosser un tableau de l’humanité la plus souffrante, celle qui a définitivement décroché face au nouvel « ordre » du monde. Dans une banlieu lambda, au milieu de tours plus ou moins décrépites, les habitants semblent des zombies en survie, leurs gestes sont ralentis, leur peine est lourde et leurs joies fugaces. Seul Dixie trotte d’un pas vif, son poil blanc est souvent la seule note claire dans le plan, le son de sa clochette est gai, il donne de l’affection comme il respire et c’est bien ce qui le différencie des humains. Dans cette partie du récit, l’ancrage dans le réel prime nettement sur l’évasion vers le merveilleux. Mis à part les jeunes et jolies Brésiliennes qui font du nudisme sur le toit de l’immeuble, les anecdotes racontées par Humberto sur les différents occupants de la tour sont au mieux aigres-douces et ce ne sont pas les visites de Vasco et Vania à la Banque Alimentaire qui apporteront une note plus légère dans cet horizon dévasté. Le merveilleux reviendra contre toute attente à la fin du film avec ces plans réellement surprenants où Dixie, revenu pour une visite là où il vivait avant, prouve qu’il n’est pas cette « machine à oublier« comme le proclamait la voix off quelques instants plus tôt. On y voit Dixie face à son propre fantôme resté fidèlement sur ce palier qui avait été le sien, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, mis à part pour les humains bien sûr dont la perception n’est pas assez fine. L’idée est jolie, pleine de délicatesse et de tendresse. Elle englobe dans un même mouvement tous les êtres sensibles, humains comme animaux et on se rappelle soudain qu’il a fallu attendre 2015 pour que les animaux cessent d’être considérés comme des « biens meubles » dans le Code civil français.

Le troisième volet de la trilogie s’appelle « L’enchanté », et on se demande bien, après le pessimisme du « Désolé », à quel saut périlleux Miguel Gomes va nous convier. De fait, alors qu’on n’y croyait plus guère, ce troisième film plonge sans retenue dans « Les mille et une nuits », avec une première partie de 41minutes intitulée justement « Shéhérazade ». Encore une fois, nous sommes dans une recréation libre et certainement pas dans une adaptation. Bagdad se trouve au bord de la mer dans un archipel composé de multiples petites îles, ce qui nous vaut des plans magnifiques tournés sur les îles du Frioul et au château d’If dans le soleil et le mistral qui lave le ciel de tout nuage. Comme dans les contes et dans les rêves, les lieux et les époques les plus disparates cohabitent sans transition, sans nécessité d’explication. Nous sommes vraiment dans l’enchantement avec les moyens propres du cinéma. Panoramique tout en souplesse, superposition, fondu au noir, plan renversé pour signifier l’autre côté du monde, Miguel Gomes est à son affaire et se régale – nous régale- de la maîtrise de son art. Shéhérazade pleure et craint de ne pouvoir continuer à contenir la folie meurtrière du Sultan par la seule poésie de ses histoires, mais elle sort du château/forteresse sans coup férir ni être poursuivie par les sbires du roi. Elle y fait des rencontres aussi improbables que celles des rêves, Paddleman, l’étalon sexnonstopoulos, que Shéhérazade gratifie d’un « Sois belle et tais-toi » franchement jouissif, le génie des vents qu’elle enferme dans une lampe d’Aladin, les saltimbanques tout au plaisir de leurs répétitions, le tout scandé par un bel accent marseillais comme on n’en n’entend plus guère au cinéma. L’actrice Cristina Alfaiate est magnifique de vitalité et de justesse. Les scènes tournées dans la grande roue sur le port de Marseille sont époustouflantes de fluidité, suspendues dans un entre deux du récit comme la nacelle est suspendue dans l’air. Une fois encore, il ne s’agit pas d’un décor facile et vaguement spectaculaire. Il fait sens. La forme épouse le fond et vice-versa. Et puis, puisque Shéhérazade ne peut s’arrêter de conter, elle revient à « ce pays triste, parmi les tristes pays du monde », le Portugal et là nous allons découvrir dans le réel le plus prosaïque des quartiers périphériques de Lisbonne un monde au moins aussi insoupçonné que le Bagdad rêvé de Marseille. Dans ces anciens bidonvilles HLMisés, des hommes, le plus souvent chômeurs, élèvent des pinsons et organisent des concours de chant. Ils y consacrent pratiquement tout leur temps, c’est la grande affaire de leur vie. À partir de là, pendant tout le reste du film- mis à part l’épisode de « Forêt chaude » ( 6’ seulement et un retour puissant du politique, de la mondialisation et de la résistance), Miguel Gomes va devenir une sorte anthropologue fasciné par son sujet, scrutant chaque phase, chaque péripétie : de la capture à l’entraînement, de la nourriture au pliage rituel du torchon dont sont enveloppées les cages, des discussions sans fin autour de l’utilisation des CD au déroulement d’un concours. Et surtout il va nous entraîner dans l’écoute, l’écoute minutieuse, dans la concentration absolue dont sont capables ces hommes, de ces phrases musicales aux mille variations. Je n’ai pas encore dit le rôle de la musique et du son de manière générale dans l’ensemble de la trilogie. Toutes les sortes de musique sont convoquées tout au long du film : de la chanson traditionnelle au jazz, de la bossa nova brésilienne au rock, du folk américain au heavy metal, de la musique indienne aux chants révolutionnaires, mais dans l’ »Enchanté » elle est véritablement la colonne vertébrale du film. De fait, nous devons lire de nombreux cartels car il n’y a peu de dialogues et plus du tout de voix off, nos oreilles se consacrent entièrement ou presque au chant des pinsons et ce n’est pas la moindre des expériences auxquelles nous sommes conviés. L’ingénieur du son, Vasco Pimentel, a obtenu le prix du cinéma européen pour la meilleure bande son et il fait véritablement un travail hors du commun. Là aussi, Miguel Gomes est d’une exigence rare à notre égard. Comme il ne lâche pas ces hommes dont la délicatesse ne cesse de nous surprendre derrière leur rudesse apparente, il ne nous lâche pas non plus, creusant son sujet toujours plus profond. Ces « pinsonneurs » sont dans la survie tous les jours, et ça ne les empêche pas de vivre leur rêve en dehors de toute logique utilitaire, avec acharnement, avec la même obstination que l’artiste face à son sujet. Ils tiennent et se tiennent droit grâce à cette passion singulière dans un espace qui leur appartient en propre et qui a miraculeusement échappé au rouleau compresseur du formatage et de l’uniformisation. Quelle leçon ! C’est ainsi, par cette alchimie attentive et têtue que la chimère rêvée par Miguel Gomes prend corps définitivement sous nos yeux ébahis.

L’une des sources d’inspirations de Miguel Gomes pour Les Mille et Une Nuits a été le film Melo d’Alain Resnais.

Les Mille et une Nuits est un film en trois parties, dont chacune sort séparément. Un défi pour le réalisateur étant donné la polémique autour de son œuvre. Au cours de ses recherches pour nourrir son film, le réalisateur et son équipe ont été confrontés à des témoignages poignants, révélateurs de la grande misère qui sévit aujourd’hui au Portugal. Parmi tous les témoignages recueillis, l’un d’eux a particulièrement attiré Miguel Gomes. Quelques mois avant le début de ses recherches, un couple s’est suicidé dans un immeuble de Santo Antonio de Cavaleiros. Malgré la dimension morbide et obscène, il a choisi de tourner dans ce lieu : "Nous allons filmer l’histoire des suicidés, mais aussi d’autres histoires qui se sont passées ici et qui ont été vécues par leurs voisins. L’immeuble devient un personnage raconté par ses habitants."

Parmi les membres du casting des Mille et Une Nuits, certains acteurs ont déjà tourné ensemble dans le film Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz. Le producteur du film Luis Urbano a prévu de sortir le film au moment des élections portugaises, sans doute pour faire réagir un pays qui traverse aujourd’hui une grave crise. L’un des personnages du film est un chien appelé Lucky, l’un des plus célèbres dans l’industrie cinématographique espagnole. Il a notamment joué dans Les Fantômes de Goya de Milos Forman.

Où Schéhérazade raconte les inquiétudes qui s’abattent sur le pays : « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de baleines et de sirènes, le chômage se répand. En certains endroits la forêt brûle la nuit malgré la pluie et en d’autres hommes et femmes trépignent d’impatience de se jeter à l’eau en plein hiver. Parfois, les animaux parlent, bien qu’il soit improbable qu’on les écoute. Dans ce pays où les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, les hommes de pouvoir se promènent à dos de chameau et cachent une érection permanente et honteuse ; ils attendent qu’arrive enfin le moment de la collecte des impôts pour pouvoir payer un dit sorcier qui… ». Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait.

...En premier lieu, réaliser un film travaillé par la question du politique – tout en fuyant le militantisme – qui se base sur des faits divers rapportés au Comité Central (instance dirigeante constituée du cinéaste et de ses fidèles collaborateurs) par des journalistes dépêchés aux quatre coins du Portugal. On touche sans doute là, de façon extrêmement directe, au cœur du cinéma de Gomes : réenchanter le quotidien – et le cinéma, en retournant notamment vers le primitif, comme lors des premières images de L’Inquiet qui rejouent des vues Lumière par une sortie d’usine. Gomes veut ainsi révéler ce que nos vies, tant misérables ou banales qu’elles soient, contiennent de fantastique. Du réel faire surgir l’irréel, mais non pas un irréel qui s’opposerait au réel, mais un irréel qui amplifierait notre présence au monde. Une irréalité tangible, ou, pour le moins, visible – sur un écran de cinéma. De l’imaginaire offert au peuple portugais, et à nos yeux, comme une bouée de sauvetage. 
Et c’est ainsi que dans un second temps, Gomes entrelace ces histoires de tous les jours avec une approche baroque et les transpose dans une configuration merveilleuse, teintée néanmoins de mélancolie, comme attirée inexorablement par la gravité de la crise qui s’abat sur son pays. Il utilise un découpage en une table des matières qui chapitre ces récits tout en les faisant se cogner les uns aux autres sans soucis de linéarité apparente, si ce n’est par des associations d’idées malicieuses. On croisera ainsi un coq jugé pour chanter la nuit mais doué de parole pour se défendre (il sera le « premier cri qui réveille les consciences ») mais aussi un gouvernement factice du Portugal qui connaît quelques problèmes d’érection – nouvelle manifestation de l’impuissance, mais cette fois-ci des puissants. Se joue ici sur le ton de la farce une allégorie grivoise associant la libido des hommes de pouvoirs à des courbes économiques. La portée politique du film se déploie ainsi jusqu’au dernier chapitre intitulé Le Bain des magnifiques où, dans une approche d’observation qui rejoint le début de son long métrage avec sa polyphonie de voix-off sur des chantiers qui ferment, Gomes écoute avec attention la parole et le corps de chômeurs qu’il jette ainsi littéralement à l’eau afin d’espérer une meilleure année que celle qui vient de s’écouler. La forme du film est ainsi constamment en mutation, avec une caméra qui peut à la fois embrasser une foule entière comme se concentrer sur un unique visage. Gomes utilise aussi mille inventions, tout aussi musicales que graphiques. Ainsi de la séquence du triangle amoureux ravagé par les flammes de la jalousie – séquence par ailleurs magnifique où des enfants jouent à s’aimer comme des adultes et dans laquelle Gomes manie avec une rare singularité l’inscription sur l’écran des textos échangés entre les jeunes adolescents. En réenchantant alors la campagne portugaise, L’Inquiet ne choisit jamais la voie simple du documentaire ou de la fiction purs et durs : Gomes préfère travailler le réel et l’imaginaire en les faisant se rencontrer dans leur impureté intrinsèque. Ce qui n’est pas sans créer des étincelles, une alchimie mystérieuse. Un feu d’artifice... (Critikat.com)

Où Schéhérazade raconte comment la désolation a envahi les hommes : « Ô Roi bienheureux, on raconte qu’une juge affligée pleurera au lieu de dire sa sentence quand viendra la nuit des trois clairs de lunes. Un assassin en fuite errera plus de quarante jours durant dans les terres intérieures et se télétransportera pour échapper aux gendarmes, rêvant de putes et de perdrix. En se souvenant d’un olivier millénaire, une vache blessée dira ce qu’elle aura à dire et qui est bien triste ! Les habitants d’un immeuble de banlieue sauveront des perroquets et pisseront dans les ascenseurs, entourés de morts et de fantômes, mais aussi d’un chien qui… ». Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. - « Quelles histoires ! C’est sûr qu’en continuant ainsi, ma fille va finir décapitée ! » – pense le Grand Vizir, père de Schéhérazade, dans son palais de Bagdad.

...Le désolé s’inscrit dans la continuité de la désespérance – néanmoins d’une bouleversante dignité – qui émanait de la parole des « Magnifiques » à la fin de L’Inquiet. Sombre certes, mais le cinéma demeure pour Miguel Gomes un coffre à jouets, dans lequel il puise les moyens d’expérimenter, inventer et accomplir des désirs de mise en scène et de récits. La fantaisie reste l’aiguillon ; le geste tendu vers l’hybridation témoignant, avec une inspiration toujours renouvelée, d’une aptitude à filmer des espaces ingrats (l’architecture d’un habitat collectif), des corps parfois complètement érotisés, une parole « populaire », en faisant preuve à cet égard d’une écoute rare et émouvante. Triptyque dans le triptyque, Le Désolé accueille un western (Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes ») ; un traité philosophique autour de la justice et de la responsabilité (Les Larmes de la juge) ; une exploration de la vie d’une tour d’habitation par le truchement d’un chien (Les Maîtres de Dixie). Ce dernier segment renvoie à une autre source littéraire, La Vie mode d’emploi de Georges Perec, que le cinéaste brésilien Eduardo Coutinho « adapta » en réalisant Edificio Master (2002), superbe portrait des habitants d’un immeuble de la classe moyenne de Copacabana à Rio – où l’on retrouve, ce n’est peut-être pas un hasard, un petit chien blanc. Ces trois segments du Désolé, après le constat établi par L’Inquiet, dessine un effondrement des paradigmes moraux, institutionnels, philosophiques, politiques ; une sorte de mort clinique du pacte social. Cet effondrement intervient dès le premier segment avec un hors-la-loi et fugitif, Simão « Sans Tripes », un meurtrier devenu un héros populaire acclamé par la foule lors de son arrestation — c’est ce que l’on peut caractériser comme un énoncé de civilisation. Il culmine dans le second acte judiciaire où une juge est aux prises avec un inextricable procès pour vol de mobilier, qui se déroule dans une sorte de réplique du lieu de fondation de la démocratie occidentale : une assemblée – dans la cité d’Athènes durant l’antiquité, on l’appelait ekklesia – disposée en amphithéâtre, présidée par une magistrate. Gomes fait courir cet épisode comme une pelote qui ne cesse de croître de façon exponentielle, jusqu’à devenir monstrueuse et débouchant sur une complète aporie où la théâtralité et l’artifice assumés ne sont pas sans renvoyer à Manoel de Oliveira. Une société miniature est réunie ici avec une dimension authentiquement carnavalesque, au sens propre (certains accoutrements) comme au figuré (l’inversion, le renversement), avec ses champs de tensions, ses conflits d’intérêts. Responsabilité, culpabilité, bien et mal, ordre et chaos se diluent dans une chaîne absurde qui, partant du Portugal rural, dérive jusqu’aux agissements d’un homme d’affaire chinois véreux et l’évocation de cartes Visa Gold... Face à cette délirante complexité, l’assemblée se déchire moins qu’elle reconnaît sa défaite, et la juge consciencieuse, pourtant sans aucun doute très compétente, s’abîme dans son impuissance à faire face, et à, tout simplement, juger. Le monde (parce qu’il s’agit bien de cela à partir de la réalité du Portugal) est devenu illisible, le corps social décède dans une implosion à la fois dilatée et fracassante. On peut voir Les Maîtres de Dixie comme la résultante de cette aporie, sous la forme de l’atomisation sociale qui sévit dans une tour d’habitation. Dixie, un sympathique et joyeux cabot, est recueilli par un couple baignant dans la dépression – et la tabagie ainsi qu’une dynamique suicidaire... (Critikat.com)

Où Schéhérazade doute de pouvoir encore raconter des histoires qui plaisent au Roi, tant ses récits pèsent trois mille tonnes. Elle s’échappe du palais et parcourt le Royaume en quête de plaisir et d’enchantement. Son père, le Grand Vizir, lui donne rendez-vous dans la Grande Roue. Et Schéhérazade reprend : « Ô Roi bienheureux, quarante après la Révolution des OEillets, dans les anciens bidonvilles de Lisbonne, il y avait une communauté d’hommes ensorcelés qui se dédiaient, avec passion et rigueur, à apprendre à chanter à leurs oiseaux... ». Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait.

...Ce dernier volume se concentre sur l’exil de Schéhérazade qui part du palais où elle était captive puis sur les pinsonneurs. Ces éleveurs de volatiles chantants sont des passionnés, qui font songer tantôt à des supporters sportifs tantôt à des turfistes. Le film s’achèvera sur un des grands concours annuels de chants d’oiseaux, où le pinson qui réussit à chanter le plus d’airs différents remporte le premier prix. Si Gomes passe un long moment de la dernière partie du film à nous raconter la vie et les aspirations de ces éleveurs, pas question pour lui de nous révéler l’issue du concours. Cette confiance faite à l’intelligence du spectateur est une des spécificités des mille et une nuits. La plupart des metteurs en scène classiques auraient, pour une telle saga, envisagé un final en forme de feu d’artifice, multipliant les effets, pas Gomes. Le réalisateur nous offre ici un condensé d’images d’une grande variété. Du film, de la vidéo, des archives, du noir et blanc, du split screen et des fondus à vous en faire tourner la tête. Les cartons n’ont jamais été aussi nombreux que dans cet opus des Mille et une nuits. On y retrouve le fameux extrait « et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. » comme des indications sur l’identité des multiples personnages, leurs rêves et leurs querelles... Le spectateur a tout le loisir de choisir ce qu’il voudra retenir de ce voyage en absurdie. La quête d’absolu de la princesse Schéhérazade en fuite est celle de tout être humain : ressentir les choses plus fortes, plus belles. La chanson Perfidia d’Alberto Dominguez ponctue le film de bout en bout, au fil de nombreuses versions, dont une interprêtée par Nat King Cole. Elle devient le nouvel hymne du Portugal à la Gomes, pour notre plus grand bonheur. Un pays libre mais pauvre, traversé par ses rêves et sa mélancolie.
 Ainsi ce troisième volume des Mille et une nuits est sans aucun doute le plus cosmopolite. Sur des images de manifestations dont il est impossible de dire s’il s’agit ou non d’archives, on entend une jeune chinoise nous raconter en chinois son histoire d’amour avec un Portugais. Schéhérazade se rend à Bagdad, qui prend tour à tour les traits de villes du Portugal ou de France, comme Marseille. Immersion du passé dans le présent : Quand la princesse lance à la mer une lampe où réside un génie, elle se fait traiter de crasseuse par de jeunes plongeurs. Quel meilleur moyen de réaffirmer la qualité intemporelle du film ? Ancien ou moderne, chacun pourra y lire un message. En résulte un document aucunement menteur, une fiction surréaliste, un objet filmique non identifié qui nous en dit bien plus sur le Portugal contemporain que n’importe quel documentaire.On quitte le film un peu comme on dit adieu à un nouvel ami, plein des choses qui auraient pu se dire mais qui sont plus belles d’avoir été tues... (aVoir-aLire.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri, Bruno Precioso, Pedro Da Nobrega, Octaviano Espirito Santo (Chef Opérateur)

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

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La parole est à vous !

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