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Entretien avec Paul Carpita

Paul Carpita, Cinéaste de l’humain
Publié le vendredi 21 janvier 2005.


Rencontre avec le cinéaste marseillais Paul Carpita, venu présenter ses trois long- métrages les 21 et 22 janvier au cinéma Mercury à Nice, à l’invitation de Cinéma sans Frontières et Regard Indépendant (ex-Coopérative du Cinéma et du Spectacle).

Philippe Serve : Paul Carpita, vous êtes un enfant de Marseille et de sa classe ouvrière. Une mère poissonnière, un père docker, vous étiez prédestiné à chanter le port et ses travailleurs, surtout que votre surnom, je crois, était "Peïou" (le petit poisson). Et, justement, le port de Marseille est très présent dans votre oeuvre, que ce soit dans "Le Rendez-vous des quais" bien sûr mais aussi dans plusieurs courts-métrages des années 60 comme "Marseille sans soleil" ou "Graines au vent". Or, la simple évocation du port de Marseille dans l’imaginaire national renvoie inévitablement à un certain folklore que vous n’avez jamais trop aimé. Vous faisiez dire à votre jeune réalisateur de "Marseille sans soleil" : "Tu crois que c’est facile de parler de Marseille sans partie de pétanque, sans galéjade ?" Que représentait et que représente pour vous encore aujourd’hui, plus spécifiquement, le port de Marseille ?

Paul Carpita : Ah, le port de Marseille a beaucoup périclité, ce n’est plus du tout la même activité qu’auparavant quand on se promenait sur le port. Maintenant il y a les containers, tout est réglé électroniquement, on ne voit plus les dockers d’autrefois, ils deviennent presque des techniciens.

P.S. : En regardant vos films, on a l’impression que vous avez passé votre vie, de votre naissance jusqu’à votre premier tour de manivelle en tant que cinéaste, à regarder le port et les bateaux dans l’attente de les filmer. La manière que vous aviez de les rendre immanquablement beaux et nobles me font penser à la fois à Jean Vigo et à Eisenstein. Est-ce que ce sont des cinéastes qui vous ont marqué ?

P.C : Non, non. On me pose souvent cette question là mais non, ils ne risquaient pas de me marquer car je n’étais pas du tout cinéphile. Non, j’allais voir les films de Fernandel, Gabin, avec mes parents et je n’étais pas du tout cinéphile. Mais en faisant Le Rendez-vous des Quais, je brûlais d’envie de témoigner de mon époque, de pousser un cri contre cette guerre [la guerre d’Indochine] et de filmer les petites gens parce que c’était ma vie, mon père, ma mère, voilà. Et je suis toujours à la recherche de ces millions de papas et de mamans qui sont humiliés, exploités. C’est par instinct que je fais ça. Il arrive souvent que des cinéphiles avertis qui épluchent les films me parlent d’un plan particulier. Mais je ne le fais pas exprès ou plutôt ce n’est pas conscient. Je ne me dis pas, "Oh là, je vais mettre la caméra là parce que il y a un équilibre d’images etc.", non, je le sens comme ça c’est tout, ça se fait à l’instinct.

P.S. : Après le tournage de vos premiers courts et du Rendez-vous des Quais, vous êtes-vous plongé un peu plus dans l’étude des autres films ?

P.C. : Un peu mais pas trop. Je me le reproche. J’essaie de me rattraper petit à petit (sourire) [Rappelons que Paul Carpita a 82 ans].

P.S. : Et Pagnol ? On a l’impression que ça ne doit pas beaucoup être votre tasse de thé...

P.C. : Quand on voit mon court "Marseille sans soleil", il y a un trait contre Pagnol. Mais il faut dire que Pagnol a permis qu’on fasse toutes les post-synchronisations dans ses studios et pour une somme dérisoire. Pourtant c’était un type de droite, assez réactionnaire, il n’aimait pas notre façon de faire mais son ingénieur du son lui ayant dit qu’il fallait nous aider, il a conclu que peu importait que nous soyons de gauche et tout ça, nous avions l’air honnête et il nous a accordé sa confiance. Alors avec le recul je me suis dit plus tard que j’avais été sévère avec lui. Et je me suis replongé dans ses films et j’ai compris qu’il ne faut pas être absolu. Bien sûr il me trottait dans la tête qu’en 36 il faisait ses "pagnolades" sans montrer l’événement majeur qui se passait dans le pays, les occupations d’usine, etc. Alors je me disais à l’époque ,"si j’avais eu l’âge et les possibilités, c’est là que j’aurais été et lui il fait des petites histoires" et j’avais la colère conte ça. Mais avec le recul je me suis dit qu’il y a la place pour tout et tous dans le cinéma, on ne peut pas réduire le cinéma simplement aux trucs engagés. Alors je rectifie un peu, je n’aime pas trop ses films mais je les accepte. Les gens passent un moment agréable avec eux !

P.S. : On vous sent beaucoup plus proche du Renoir de "Toni" ou "La Vie est à nous".

P.C. : Ça aussi on me le dit toujours ! Quand Le RDVDQ est ressorti, Pierre Lhomme (1) m’avait poussé à regarder "Toni" que je n’avais jamais vu, en m’affirmant que tout les journalistes allaient m’en parler : "Ton film, c’est "Toni", Paul ! Regarde "Toni" !" Alors je l’ai fait et j’ai dit "Pétard ! Il a raison !" (rires). Voilà, sans connaître "Toni", je l’ai refait (rires).

P.S. : Quelle était la vie d’une famille ouvrière telle que la vôtre, avec trois enfants, à Marseille dans les années d’avant-guerre ?

P.C : C’était pauvre mais pas misérabiliste. Nous, nous étions pauvres, mon père ne travaillait pas toujours, il était souvent au chômage, ma mère vendait du poisson dans les rues, elle gagnait quatre sous en se crevant, tout ça avec trois enfants, il fallait le faire dans un quartier déshérité du nord de Marseille... Mais c’était un foyer d’amour ! J’étais le plus petit, le "caganisse" comme on dit, nous étions choyés, les enfants. Mais c’était vraiment difficile. A cette époque, quand on allait au cinéma, jamais on ne voyait nos vies à l’écran. Nous, on n’avait même pas d’eau chaude, il fallait la chauffer, je l’ai mis ça dans Le RDVDQ. Il y avait de la misère et les mouvements de gauche étaient très importants parce que les gens voulaient que ça change. Le cinéma ? J’y allais le samedi avec mes parents, au cinéma de quartier, voir des Fernandel ou des trucs comme ça. J’avais dans les 10 ans maximum. Mais je voyais que tout ça ne ressemblait pas à ce que l’on vivait. Je ne savais pas s’ils existaient vraiment ces gens. Ils avaient le téléphone, la voiture, la bonne, des intérieurs formidables. Et en grandissant j’ai compris à quel point mes parents étaient humiliés et combien ils étaient formidables, d’une richesse gâchée. Ma mère était très intelligente mais elle n’avait pas reçu l’éducation qui aurait pu lui permettre de devenir autre choses. Alors quand j’ai pu avoir une caméra dans les mains, ce sont ces gens là que j’ai voulu montrer. Parce que comme ma mère il y en a des millions.

P.S. : Vous avez souvent raconté comment vous avez attrapé le virus du cinéma en classe grâce à un instituteur qui avait décidé de vous montrer un de ses films d’amateur et vous avait chargé de tourner la manivelle du projecteur. Mais vous aviez déjà une expérience de "montreur d’ombres" auprès de vos copains, non ?

P.C. : Oui, j’avais fabriqué une lanterne magique avec une boîte en carton, une lampe de poche, un jeu de miroirs. Je ne sais pas comment j’avais deviné la bonne méthode à suivre. En cherchant, en expérimentant, en inventant !

P.S. : Le cinéma et l’école, vos deux grandes passions dans la vie puisque vous êtes devenu à la fois instituteur et cinéaste. Mais avant d’enseigner aux autres les valeurs auxquels vous êtes si attachés et sur lesquelles nous allons revenir, quel genre d’élève étiez-vous ? Ressembliez-vous au petit Bernard de votre magnifique et si tendre court-métrage "Des lapins dans la tête", enfant poète et rêveur ?

P.C. : Je n’étais pas comme les autres parce que je racontais des histoires, j’ai toujours aimé ça. Je ne tenais pas en place, mon instituteur m’appelait "le paquet de nerfs". J’étais un bon élève, j’aimais apprendre mais très distrait.

P.S. : Comment s’est passé votre entrée dans la Résistance et au Parti Communiste ?

P.C. : J’avais un oncle très militant, communiste (ma famille était socialiste et même anti-communiste du côté de mon père et communiste du côté de ma mère), qui recevait tout le temps des coups, était arrêté mais se relevait et recommençait. C’est par son intermédiaire que je me suis engagé dans le Parti qui était clandestin. Je me rappelle avoir distribué après le couvre-feu le tout premier numéro de "La Marseillaise" ! Donc, mon engagement s’est fait petit à petit, influencé aussi par mon frère qui faisait beaucoup d’études, était au courant de tout. Et à la Libération, j’ai fondé avec des amis de gauche le groupe CINEPAX. D’abord pour rendre compte de "l’autre vie" des gens. Comme je disais, on en avait marre que la réalité ne soit jamais montrée. C’était des actualités. Notre pays était complètement effondré, les grues du port démantelées, alors on montrait tout ça. Donc, notre caméra filmait et on disait il faut aider, reconstruire les écoles, refaire battre le coeur de la ville. Et puis en 47, virage dans la vie politique, la guerre froide s’est instaurée et à ce moment là on a compris que tout ce qu’on avait acquis grâce aux années de Résistance était petit à petit grignoté. On redonnait les usines à leurs anciens patrons qui avaient pactisé avec les Allemands, en plus on les dédommageait ! Alors nous avons créé des "contre-actualités" qui étaient d’autant plus efficaces qu’elles étaient tournées en 35mm avec une caméra achetée au surplus américain, sans doute volée ! (rires) Et du coup on projetait dans des salles de meetings, de réunions, pleines à craquer et les gens se voyaient sur l’écran, ils réagissaient, ils criaient contre les CRS. Alors j’ai commencé à m’entendre dire : "Pourquoi ne fais-tu pas un vrai film ?"

P.S. : C’est la guerre d’Indochine et l’aventure de ce qui va marquer à jamais votre vie d’homme et de cinéaste avec le tournage du "Rendez-vous des quais" et son interdiction et saisie dès sa première projection. Avez-vous eu des entretiens directs, face à face, dans les jours et semaines qui ont suivi, avec des représentants de l’Etat ?

P.C. : Non, non, non. Mais il faut dire que Marseille était à des années-lumière de Paris et qu’on ne risquait pas de rencontrer quiconque des ministères. Nous avons juste reçu un avis du ministre nous informant qu’après avis de la Commission de Censure, il interdisait le film "complètement car sa projection était de nature à troubler l’ordre public, montrant une résistance violente à la force publique." Il ne fait pas oublier qu’en 1955 si la guerre d’Indochine était terminée, celle d’Algérie commençait.

P.S. : Parlons un peu style cinématographique. On est frappé, à la vue de vos premiers films par la maîtrise du cadre, l’utilisation des gros plans toujours signifiants, pas seulement des personnages mais aussi des objets, les panoramiques, la caméra portée, la vision subjective, les raccords plastiques et bien entendu, ce sentiment de vérité plus que de simple réalisme. Bref, un style à la fois artistique et moderne. Quand vous revoyez vos films comme ici, à l’occasion de cet hommage, quel regard portez-vous sur votre propre cinéma ? Y voyez-vous une parfaite similitude entre les oeuvres ou une évolution au fil du temps ? Par exemple, votre dernier film ("Marche et Rêve") marque un passage à la comédie.

P.C. : Ma foi, je ne sais que dire. J’ai toujours du plaisir à les voir (rires). Et à chaque fois qu’il y a une projection, je marche, je me fais avoir et je ne me lasse pas. Parce que le moment arrive toujours où j’ai l’impression de voir le film d’un autre. Parfois je me fâche et je dis "Bon sang, il aurait dû faire ça, ce type !" et ce type c’est moi ! (rires) Mes comédiens disent souvent que je leur raconte le film comme si je ne l’avais pas écrit moi-même mais moi je ne m’en rends pas compte. Quand je regarde "Les Sables Mouvants", la scène où Manuel dit à Mouloud "Tu pues !", j’ai beau l’avoir écrit, connaître l’envers du décor, que c’est pas vrai tout ça, que c’est du cinéma, moi je marche et je pleure. J’oublie complètement que j’ai tourné ça, qu’il y avait 50 personnes, des échafaudages, des lumières très compliquées, j’oublie tout ça et je pleure parce que je suis avec eux, avec mes personnages.

P.S. : Quand vous êtes revenus au cinéma de fiction, avez-vous écris vos scénarii de la même façon qu’auparavant avec une grande part laissée à l’improvisation ou est-ce devenu plus "écrit", plus cadré ?

P.C. : En fait, avant, je ne les écrivais pas du tout ! (rires) Maintenant si mais je le modifie énormément, surtout en fonction des comédiens que je trouve pour qu’ils collent aux personnages, c’est important. Et après, pendant le tournage, je modifie encore. Selon les rushes, le temps, les événements extérieurs, l’actualité. Au début les gens qui travaillaient avec moi étaient surpris, voire en colère. Et puis ils ont trouvé ça formidable pour la liberté que ça donne à l’ensemble et parce que ça aide à être toujours plus "vrai". Et ils apportent eux aussi des idées. Je suis à l’écoute. L’important c’est qu’ils soient vrais, humains, ces personnages.

P.S. : Participez-vous beaucoup au montage de vos films ?

P.C. : Oui, totalement.

P.S. : De toutes les étapes du film, écriture, repérages, tournage, direction d’acteurs, montage, post-production, etc, quelle est celle qui a votre préférence ?

P.C. : Je les aime toutes mais le montage est quand même très important car je crois que c’est là que le film se créé vraiment.

P.S. : Le cinéma de Paul Carpita, c’est aussi et peut-être avant tout un engagement personnel, celui de toute une vie, au service de certaines valeurs : la justice, la fraternité, la paix, la solidarité, l’attention porté aux plus démunis, aux plus exploités, le droit à la différence. Pas étonnant que vous bénéficiiez de l’admiration d’un Ken Loach ! Lucide sur un monde toujours injuste, mais aussi irrémédiablement optimiste car voulant croire en l’Homme, c’est ça, Paul Carpita ?

P.C. : Oui, oui et le mot "lucide" me plait parce que je rêve certes mais autrefois c’était une utopie absolue, on était sûr que la société plus fraternelle dont on rêvait allait arriver. Et maintenant je ne suis plus sûr. Je continue pourtant à la vouloir. On fait tout pour nous dissuader d’y croire. Parce que si on n’y croit pas, elle ne viendra jamais cette société. Si on y croit, je ne dis pas qu’elle viendra mais elle risque de venir. Donc, on peut se battre pour ça même si elle risque aussi de ne pas venir. Mais si on n’y croit pas, alors là, c’est sûr que ça ne se passera jamais.

P.S. : Merci de nous aider à rêver et à y croire avec vous, Paul Carpita !

(1) Directeur de la photo sur plus de 70 films

Entretien réalisé par Philippe Serve, animateur de Cinéma sans Frontières et d’Ecrans pour Nuits Blanches, le 21/01/05.


Paul Carpita