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Pavee Lackeen, la fille du voyage

Lundi 7 mai - 18h - Mercury
Publié le lundi 7 mai 2007.


de Perry Ogden

Irlande, 2006, 87’

avec Winnie Maughan, Rose Maughan, Rosie Maughan

Voici Winnie, 10 ans. Une petite sauvageonne qui aime se battre dans la cour de l’école ou chaparder dans les magasins, mais sait aussi dire "please" au marchand de frites ou "thank you" lorsqu’elle reçoit en cadeau une effigie du dieu Ganesh. Winnie est très curieuse. De tout. Winnie appartient à la communauté des Irish Travellers, sorte de gens du voyage vivant dans des caravanes et considérés comme une minorité "erhnique nationale" de la verte Irlande. Winnie est une des filles de Rose, 43 ans et dix enfants, et d’un père parti on ne sait où. Winnie est jouée par Winnie Maughan, 10 ans, sa mère par sa vraie mère Rose, ses frères et soeurs par ses vrais frères et soeurs, etc. Joués ? Vraiment ? Et jusqu’à quel point ? Le spectateur ne le saura jamais vraiment. Car étrange objet cinématographique que ce Pavee Lackeen ("La fille du voyage" en Cant, langue particulière à cette communauté et incompréhensible pour tout autre Irlandais). Alors, documentaire ? Fiction ? Fiction-documentaire ? Rien de tout ça. Car tout cela à la fois.

Perry Ogden, pour tourner son premier film, s’inspire directement d’une étude photographique menée pendant plusieurs années auprès des enfants du voyage irlandais qui déboucha sur une brillante exposition suivie d’un livre, "Poney Kids". Animé d’un vrai respect pour ses protagonistes, le photographe renommé devenu cinéaste décide de se poser en simple témoin. Sa dénonciation ne s’affiche jamais, il se contente de montrer des vies au quotidien et, en particulier, celles de Winnie et de sa mère, sans complaisance et sans jugement. Rose, la mère, se retrouve constamment aux prises avec l’administration municipale qui souhaite déménager la famille de force vers un autre quartier de la ville (nous sommes dans les faubourgs de Dublin). La mère campe sur son refus, sans que l’on sache toujours très bien si elle rejette cette offre en raison de la mauvaise réputation du quartier comme elle l’affirme ou si la simple perspective d’abandonner le sien et surtout sa caravane est inacceptable par principe. Les Irish Travellers tiennent beaucoup à leur identité et à leur culture dont le refus de vivre de façon sédentaire dans de vraies maisons reste central.

Pendant que sa mère se débat avec ses problèmes administratifs, aidée par des travailleuses sociales attentionnées mais impuissantes, et même par une activiste du voyage (traveller activist), Winnie passe son temps à glander de ci de là, expulsée de son école pour une semaine. Le film préfère aligner des saynètes plutôt qu’une histoire en continue, le fil rouge restant cette menace de déménagement forcé (qui s’avèrera d’ailleurs, et sans surprise, une belle escroquerie). Si la réalité montrée ne prête guère à l’optimisme (on devine sans peine que Winnie répètera le schéma maternel, entre fags and booze (cigarettes et alcool), Pavee Lackeen n’est pas dépourvu d’humour pour autant. Certaines scènes s’y prêtent directement : la sortie nocturne de Winnie et de sa soeur aîné, Rosie, 12 ans ; la chanson ; l’épisode du container à vêtements. La plupart des instants de comédie sont néanmoins dus pour la plupart au naturel de ses interprètes et surtout à l’incroyable Winnie Maughan. Celle-ci, inculte — la Russie est donc un pays ? —, ignorante de son année de naissance mais à l’intelligence naturelle qu’on devine vive, a "hâte de se marier" (elle-même ou son personnage ?). La moindre robe nuptiale, qu’elle apparaisse sur la jaquette d’une cassette de film russe, sur une future mariée vue à travers la vitrine d’une boutique ou portée par une de ses soeurs aînées dont elle se repasse la vidéo du mariage en boucle, la fait rêver.

Si Winnie, si prompte à poser toutes sortes de question, révèle une certaine soif inconsciente d’apprendre, elle se referme très vite dès que les interrogations ou remarques émanant d’autrui portent sur elle-même. Naïve et innocente, Winnie n’en est cependant pas dépourvue de caractère et il ne faut pas trop la chercher. Ses coups partent vite et fort. Mais comment s’en étonner dans cet univers sans autre horizon qu’une vie de laissé-pour-compte ? Car les Irish Travellers sont victimes dans leur propre pays d’un vrai racisme de la part de leurs congénères (ce qui apparaît à vrai dire assez peu dans le film). Considérés comme des sous-êtres, affublés d’appellations toutes plus péjoratives les unes que les autres, ils ne trouvent finalement une égalité de traitement qu’auprès des communautés immigrées qui ne voient et n’entendent aucune différence entre ces Irlandais ci et les autres.

Perry Ogden utilise une caméra très mobile, le plus souvent portée à l’épaule. Elle colle parfois au corps de Winnie ou bien, au contraire, choisit de la replacer dans son environnement en un long plan fixe. Le réalisateur laisse alors ceux-ci s’installer jusqu’à la limite de l’ennui, celui qui hante précisément les soirées de Winnie et Rosie, débouchant sur ce simple constat : "C’est chiant, hein ?".

Plus d’un critique a rapproché ce film du Rosetta des frères Dardenne. S’il y a un incontestable cousinage, il est bon de remarquer que l’oeuvre des deux frangins reste un film de pure fiction tourné dans un style documentaire et avec une interprète principale certes non-professionnelle (du moins à l’époque) mais ne jouant pas son propre rôle. Pavee Lackeen, on l’a vu, va beaucoup plus loin dans la confusion des genres : très large improvisation laissée au jeu et aux dialogues à l’intérieur d’un canevas pré-établi, mélange d’acteurs professionnels (la directrice d’école, les travailleuses sociales, l’oncle Martin) et de non-acteurs dans leur propre rôle (toute la famille de Winnie, le professeur, les vendeuses, la doctoresse, Mary, etc.). Un rapprochement, a priori plus incongru mais davantage pertinent, est à faire avec le classique de Luis Buñuel, Los Olvidados (1950) ou avec le court-métrage d’Alan Clarke, Christine (1987), dont Perry Ogden s’est directement inspiré pour l’épisode de la soirée frites. Mais plus encore avec le chef d’oeuvre de Robert Flaherty, Nanouk l’Eskimau (Nanook of the North, 1922) où toute une famille jouait son propre rôle, au service d’un scénario écrit..

Quoiqu’il en soit, nous, spectateurs, apprenons à regarder vivre Winnie, comme elle apprend, dans une des plus belles scènes du film, à écouter enfin son propre corps. Via son coeur.

Philippe Serve

Scénario : Perry Ogden et Mark Venner

Montage : Breege Rowley

Photo : Perry OgdenAvec : Winnie Maughan (Winnie), Rosie Maughan (Rosie), Rose Maughan (la mère), Paddy Maughan (Leroy), Michael Collins (Oncle Martin)

Le film sera précédé d’une présentation et suivi d’un débat avec le public.

Présentation et Animation : Philippe Serve


© Pierre Grise Distribution - Affiche du film