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Aaltra - 7ème Festival annuel - Frontières

Dimanche 08 février - 17h 30
Publié le samedi 7 février 2009.


Benoît DELÉPINE et Gustave KERVERNE
France/Belgique – 2004 (1h33)

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« La route est pure. La route rattache l’homme des villes aux grandes forces de la nature (…). Sur la route, dans les restaurants qui la bordent, les postes à essence, les faubourgs des villes qu’elle traverse, les amitiés et les amours de passages se nouent. La route, c’est la vie. »
Jack Kerouac – Sur la route

Au sujet de Groland…

Aaltra est le premier film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, connus jusque-là pour leur travail au petit écran sur la Chaîne Canal+ (Canal International, le 20H20, puis Groland) depuis 1995. L’émission télévisuelle se distinguait – se distingue encore – par un humour corrosif puisant volontiers dans la scatologie, la provocation et un cynisme d’une noirceur assumée. Caractéristique essentielle du travail effectué par l’équipe jusque-là, humour noir et provocations de toutes sortes avaient une vocation largement politique, ainsi que la déstabilisation de l’ordre moral établi et du consensus social. Passant au long métrage, les deux réalisateurs et acteurs ne font en 2004 qu’assouvir une soif de cinéma déjà présente sous la forme de sketchs parodiques dans Groland, mais en choisissant des moyens nouveaux pour une forme nouvelle.

Sur la route

Le point d’entrée le plus évident dans Aaltra est probablement le genre cinématographique dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire le road-movie. A bien des égards, Aaltra peut être considéré comme un espace de convergence de tout ce qui a permis de définir le road-movie au cinéma.
Non seulement il en réunit les caractéristiques fondamentales - personnages déclassés, parcours chaotiques, sentiment d’étrangeté entre les personnages et l’espace dans lequel ils évoluent - mais il exploite encore les thèmes socio-philosophiques mettant aux prises individu et société. La « route » (au sens large et souvent ici au sens propre) est un espace d’expérimentation, de liberté et de révolte face à l’ordre établi. Une façon également d’opérer un retour sur soi, de se questionner sur les fondements d’une société vue comme de l’extérieur puisque regardée ‘‘en passant’’.
Surtout, Aaltra fait la synthèse des trois grands moments de l’histoire du road-movie au cinéma : il reprend les combats du jeune road-movie des années 60, celui d’Easy-Rider ou de Bonnie & Clyde, cinéma de la contre-culture qui réagit aux traumatismes multiples de son temps, Vietnam, Guerre Froide, lutte pour les droits civiques…
Aaltra hérite aussi de la deuxième période du road-movie, celle d’un Paris Texas où le voyage est vécu comme un révélateur, condition d’une reconstruction ultérieure. Mais c’est évidemment de la dernière génération des road-movies, plus positive, à la vocation souvent humoristique – mais d’un humour toujours à multiples facettes – qu’Aaltra s’approche le plus. Aaltra vise donc souvent l’humour absurde auquel Gustave Kervern et Benoît Delépine nous ont habitués à la télévision, et reste néanmoins très proche du road-movie plus noir des débuts, à mi-chemin de films comme ceux de Jim Jarmusch, peuplés d’anti-héros désenchantés, foncièrement pessimistes et dénués de conscience, et de Stephan Eliott (Priscilla, folle du désert), des frères Coen (O’Brother), ou bien sûr de Kaurismäki (l’épopée des Leningrad Cowboys, entre autres…).

La Finlande de Kaurismäki

Car si l’on pense bien entendu aux nombreuses références auxquelles le film fait des clins d’œil, certaines probables (A straight story, de David Lynch, filmait en 1999 un road-movie improbable sur une tondeuse à gazon), d’autres plus explicites (la présence de Benoît Poelvoorde rappelle C’est arrivé près de chez vous, et le même Poelvoorde est associé à Noël Godin, l’entarteur, comme ils le furent dans Les Carnets de M. Manatane), c’est bien l’ombre – et jusqu’à la présence physique - de Aki Kaurismäki qui plane sur le film de bout en bout.
Par la forme d’abord puisque l’esthétique du finnois est largement reprise. Le noir et blanc des films que Kaurismaki a tournés dans les années 90 (Tiens ton foulard Tatiana, Juha, La vie de Bohème…) se retrouve ici, comme le rythme volontairement lent et les dialogues dispensés avec parcimonie. Paysages et décors se dépouillent, jusqu’à l’incarnation même de Kaurismaki entrant dans le film. Par l’humour ensuite, en particulier dans la deuxième partie du film. On retrouve cet humour à combustion lente, qui laisse se déployer les plans avant de permettre la compréhension réelle et complète des situations en train de se jouer.
Le temps et l’espace kaurismakiens occupent progressivement l’écran, permettant aux deux compères quelques très beaux plans et conduisant le dérisoire road-movie initial à se déliter en un périple onirique et poétique, glissant vers l’absurde.

Albert Libertad

Un tel glissement formel n’a pas pour seule conséquence de positionner résolument Aaltra du côté d’une esthétique plus épurée que ne le laissaient supposer les premières minutes du film ; ce voyage formel fait sens aussi, et l’un des inspirateurs avoués de Gustave Kervern et Benoît Delépine peut donner quelques pistes de lectures.
Joseph Albert, dit Albert Libertad (1875-1908) a marqué l’anarchisme français du début du XXème siècle. Journaliste, candidat ‘‘abstentionniste’’ à plusieurs élections, collaborateur du Libertaire et du Journal du Peuple, puis fondateur du journal L’Anarchie.
Ses principes idéologiques, empruntés au communisme libertaire, se fondent sur la nécessité de l’action (propagande par le fait), l’urgence d’établir entre les hommes une camaraderie qui puisse faire obstacle au culte de la concurrence, propre selon lui au capitalisme. Le thème du chemin à parcourir est présent dans tous les discours de Libertad (« Ceux qui envisagent le but dès les premiers pas, ceux qui veulent la certitude d’y atteindre avant de marcher n’y arrivent jamais. »), peut-être parce qu’une maladie d’enfance le contraignait à marcher avec des béquilles.
Cette figure du milieu libertaire sera logiquement revivifiée à la suite des mouvements de la fin des années 60 et des années 70, rappelant que Libertad « était la négation de l’hébétude, de l’instinct grégaire et de l’attachement à l’état de mort-dans-la-vie que perpétuent, d’une génération à l’autre, ceux-là mêmes que leur adhésion formelle à telle ou telle théorie révolutionnaire serait censée immuniser contre les repoussantes séductions du vieux monde. (…) "Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants." Jamais peut-être l’essence morbide de la démocratie, dans ses manifestations apparemment les plus disparates, n’a été perçue avec une telle lucidité. » Tel est le regard porté en 1976 par Roger Langlais sur cette figure singulière.

Bruno Precioso

Scénario et Réalisation : Benoit Delépine et Gustave Kervern
Montage : Anne-Laure Guégan
Photo : Hugues Poulain et Jackson Elizondo
Avec : Benoit Delépine (l’employé), Gustave Kervern
(l’ouvrier agricole), Jan Bucquoy (l’amant), Pierre Carles (le médecin),
Aki Kaurismäki (le patron AALTRA), Benoit Poelvoorde (le fan de
moto-cross), Noël Godin (le clochard)

Ce film, présenté dans le cadre du 7ème festival de Cinéma sans Frontières, bénéficiera d’une présentation et d’un débat avec le public.

Animation : Bruno Precioso