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SAMEDI 05 DÉCEMBRE 2015 : NORTE, LA FIN DE L’HISTOIRE

Attention horaire exceptionnel : 14h00 Cinéma Mercury - 16 place Garibaldi - Nice
Publié le samedi 28 novembre 2015.


Événement exceptionnel à ne pas manquer : le premier film du grand cinéaste philippin, Lav Diaz , enfin diffusé en France après tant de prix récoltés dans les festivals internationaux.

Lav Diaz

Philippines - 2014 - 4h10 - vostf

Joaquin, un homme à la vie simple, est injustement emprisonné pour meurtre alors que le véritable assassin se déplace en toute liberté. Il commence à trouver la vie en prison plus supportable lorsque que lui arrive quelque chose d’étrange et de mystérieux.

Article de Josiane Scoleri :

« Norte » est un film dans lequel on s’embarque nécessairement comme pour un long voyage. On le sait en entrant dans la salle. On y va même un peu pour ça, comme chaque fois qu’on se décide à aller voir un film dont la durée ne cadre pas avec le formatage habituel. Ce sont des films dans lesquels on accepte d’entrer sans savoir vraiment où ils vont nous mener. Souvent ils nous viennent d’Asie. On pense aux documentaires de Wang Bing ( "À l’Ouest des rails", 9h, par exemple) ou aux fictions de Kobayashi ("La condition de l’homme", près de 10h). Lav Diaz dit d’ailleurs que l’heure et demie moyenne du long métrage standard découle directement du rapport au temps des Occidentaux, fragmenté dans un désir de maîtrise insatiable. Or, ce qui frappe d’emblée dans « Norte », c’est justement sa fluidité. Beaucoup de plans fixes, peu de mouvements de caméra. La sensation d’un fleuve qui s’écoule, imperturbable, sans heurts jusque dans les soubresauts du scénario. C’est d’ailleurs étrange de ressentir si fort le rythme du film dans sa lenteur même, mais c’est précisément à cause de cette durée dans laquelle on s’installe et qui très vite s’avère notre alliée la plus précieuse dans la vision du film. Lav Diaz cite souvent Dostoïevski comme une de ses sources principales d’inspiration et il s’est déjà servi à plusieurs reprises dans ses films du personnage de Raskolnikov, l’étudiant tourmenté de « Crime et Châtiment », C’est encore le cas dans « Norte », mais en partie seulement. Car loin d’être une adaptation du grand roman russe avec sa multitude de personnages secondaires, le film de Lav Diaz est une construction en miroir qui repose entièrement sur l’opposition entre deux personnages masculins que tout sépare : origine de classe, mode de vie, aspirations, destin, etc... De ce dispositif qui pourrait sembler schématique, le réalisateur tire un foisonnement de situations et de questionnements qui établissent des liens toujours plus étroits entre le vécu des personnages et l’Histoire des Philippines ou la situation actuelle du pays. Tout le début du film suit d’assez près la trame du roman, avec notamment le personnage de l’usurière, Magda, magnifiquement interprétée par Mae Paner et celui de Fabian ( Sid Lucero), l’étudiant en droit brillant et désespéré qui ne cesse de se tourmenter sur le sens de la vie et de l’histoire, la morale et l’action, le bien et le mal, etc… L’exposition du film se construit savamment dans ses allers retours entre les discussions échevelées de Fabian et ses amis d’un côté et le silence obstiné de Joaquin et Eliza face à l’adversité de l’autre. Mais la construction passe aussi par une alternance de plans intérieur/extérieur et/ou pénombre/lumière. Lav Diaz s’avère un maître du découpage de l’espace en jouant sur les zones d’ombre et les zones révélées à l’intérieur d’un même plan ou dans la succession des plans, dans une osmose totale avec le scénario et les personnages. Par exemple, la rue presque déserte, filmée de nuit, éclairée par des guirlandes de Noël un rien désuètes. De ce néant va surgir peu à peu la famille de Joaquin au grand complet, On ne les connaît pas encore. C’est la première fois qu’ils apparaissent à l’écran. Et d’emblée, nous sommes captés par cette lente progression de l’obscurité vers la lumière et du fin fond de l’écran jusqu’au premier plan. Voilà bien une scène et une entrée en matière à la manière de Lav Diaz. Nous revenons sans transition dans la scène suivante à Fabian et ses amis : pique-nique en plein jour, gros 4x4, reprise des dialogues enflammés sur le sens de l’Histoire, avec moult références aux figures tutélaires de l’Indépendance des Philippines et… désœuvrement à la clef. Ainsi va le film, dans un balancement très habile et très construit entre ces deux mondes dont le seul point de contact est précisément Magda l’usurière ou plutôt Madame Magda comme on l’appelle. Avec le personnage de Magda, apparaît en contre-point l’autre grand personnage féminin du film, c’est Eliza, la femme de Joaquin. Aussi sensible que Magda est dure, aussi fine que Magda est épaisse. Elle palpite comme un oiseau dans le creux de la main. L’actrice, Angeli Bayadi est tout simplement formidable de justesse et de présence. L’intrigue se densifie, la tension monte au fur et à mesure que la main de fer de l’usurière se referme sur ses victimes. Le désespoir de Joaquin en miroir de celui de Fabian jusqu’à ce que celui-ci passe à l’acte. C’est le premier point culminant de l’action qui fait basculer le film. Il s’est déjà passé plus d’une heure sans même qu’on se pose la question du temps. Nous sommes pris par l’intensité des sentiments et la fulgurance des images. À partir du moment où Fabian fuit à Manille, à l’abri dans l’anonymat de la grande ville, Joaquin est arrêté. Eliza doit assurer seule la subsistance de la famille. C’est la deuxième partie du film. Lav Diaz va placer son personnage féminin au cœur de l’action et de l’écran. La fragilité apparente d’Eliza, son physique frêle font ressortir la force de caractère, la ténacité, l’endurance dont elle est capable y compris dans les moments de désespoir qui l’assaillent. À ce titre, la sortie dominicale avec les enfants est un modèle de récit par omission où rien n’est dit et tout est suggéré. Nous savons pertinemment quelles sont les intentions d’Eliza et nous serions bien en peine de dire comment nous le savons : une certaine gravité dans le regard, une lenteur dans le geste, le temps passé à préparer les enfants. À peine quelques indices, presque rien qui suffit pourtant amplement à nous signifier que le drame se prépare. Et quand finalement il n’aura pas lieu, là encore une ellipse suffit et nous sommes dans la vie retrouvée, le bonheur presque. Plus les épreuves sont dures, plus Eliza est filmée dans une lumière chaude, presque dorée qui nimbe ses moindres gestes. Filmée souvent en temps réel, on la voit pousser sa charrette à bras ou disposer les légumes sur son étal et nous sommes dans une chanson de gestes d’où toute grandiloquence serait bannie. Un hymne à la modestie, sans misérabilisme, tissé d’actions minuscules dont nous sommes bien conscients que chacune constitue un véritable exploit. Avec la montée en puissance du personnage d’Eliza, le film passe d’un montage alterné classique à une construction "à trois bandes" dont Eliza est le pivot, les deux personnages masculins s’éloignant depuis en plus par rapport au centre. Il y a dans ce mouvement même une tension qui va aller crescendo dans une exacerbation inexorable des extrêmes et qui nous réserve de belles, voire de terribles surprises. Joaquin apprend les codes de la prison sans pour autant les faire siens. De même qu’il préserve sa liberté en rêvant de grands espaces, il sauve son humanité en refusant calmement, mais très sûrement, la loi du plus fort. Sur le plan des images, cela nous vaut des vues aériennes qui défilent très vite, prises à basse altitude, probablement par un drone. Ce qui en soit est un choc par rapport au rythme et à la qualité des plans de la "vraie vie" auxquels Lav Diaz nous a habitué jusqu’ici. Les scènes face au caïd sont d’une intensité quasi aveuglante malgré la pénombre dans laquelle elles sont tournées, la pauvre chanson d’amour d’un détenu se déploie comme un acte de résistance. Là aussi, le temps réel, loin d’être une manie ou un tic de langage, s’avère chargé de sens. Mais surtout - au-delà du contraste avec l’exiguïté de la cellule de prison, nécessairement surpeuplée et des conditions de détention- lorsque nous faisons retour sur Fabian, libre et oh combien démuni dans la grande ville (la scène avec les évangélistes est à ce titre en tous points remarquable), nous le retrouvons enfermé dans les quatre murs de sa chambre, des barreaux aux fenêtres. Cela n’a rien d’exceptionnel aux Philippines, et la caméra glisse sans s’appesantir, mais impossible pour nous de faire l’impasse sur cet enfermement. Si Fabian, l’intellectuel survolté est perdu, Joaquin qui n’a pas fait d’études refuse de se perdre, de même qu’il a refusé d’émigrer. La question de l’émigration émerge fortement avec le récit que fait Eliza à ses enfants, sobrement, sans tremolo dans la voix. Elle dit l’essentiel sur la place relative du matériel et de l’impalpable dans la vie des hommes. « Le prosaïque et le poétique »* tous deux strictement indispensables. Ainsi va le film de Lav Diaz, de bifurcations en déviations apparentes qui sont pourtant au cœur du sujet. Dans la dernière partie du film, au fur et à mesure que Joaquin prend une stature d’homme hors du commun et devient une sorte de saint au cœur de l’enfer, sans recours à la religion, juste par la cohérence de son code de conduite, Fabian, lui, va aller de soubresauts en contradictions dans une politique de la terre brûlée à laquelle rien ne résiste. Ses tentatives de réparation, pourtant réelles, (l’argent qu’il réussit à donner à Eliza, la procédure pour réouvrir le dossier de Joaquín) ne trouvent pas grâce à ses propres yeux. Il n’en finit pas de régler ses comptes et inéluctablement il faudra bien qu’il accomplisse le voyage du retour aux origines. À Ilocos Norte précisément, là où naquit le dictateur, fief aujourd’hui encore du clan Marcos. Ce choix n’a évidemment rien d’anodin, d’autant qu’il donne son titre au film : « Norte, la fin de l’Histoire », c’est ici, sur le lieu des origines que l’Histoire s’est arrêtée. On y voit Fabian s’acharner à détruire tout ce qui pouvait être chez lui du registre de l’émotion et du sentiment. Des scènes très dures, où le hors champ n’atténue pas la violence, mais renforce la sensation de l’impasse d’où il n’y aura pas de retour possible pour Fabian. Physiquement, le personnage a changé, plus massif, taciturne, hirsute. Chez sa sœur, il se jette littéralement sur la nourriture, vorace,insatiable. Nous sommes très loin du jeune homme de bonne famille qui se perdait en joutes oratoires, Au passage, referont surface la question de la religiosité comme refuge trompeur et celle de l’émigration en tant que source équivoque de richesses. Nous avons l’impression que le film s’accélère , Lav Diaz joue du contraste entre les plans presque contemplatifs auxquels il nous a habitués et ces scènes mouvementées, comme précipitées par l’urgence dont Fabian est saisi. C’est en fait l’intérieur du cadre qui bouge, mais le plan séquence est toujours de rigueur. On comprend que ce n’est pas seulement un choix esthétique. Chez Lav Diaz c’est aussi –surtout- une question éthique et donc profondément politique. Au sens où Godard disait « les travellings sont une affaire de morale ». La scène paroxystique avec la sœur de Fabian ou celle peut-être encore plus terrible avec le chien sont emblématiques de cette manière de dire les choses. Car Lav Diaz sait précisément là où il veut nous mener. Ses personnages sont là pour nous parler de son pays, de ses souffrances, de ses errances, de ces moments où l’Histoire se fourvoie ou plutôt où les peuples perdent le Nord et où l’Histoire risque de se terminer. Fabian, à force de rigorisme théorique et malgré ses belles intentions au départ - ne s’agissait-il pas souvenons-nous, de détruire le mal ?- va se situer lui-même en dehors de l’humain. Ne serait-ce pas là une très bonne définition du fascisme ? Le fascisme s’en prend à tous les êtres vivants ( hommes ou animaux) qui nous rappellent que nous sommes tous liés. La dénégation de ce lien « a priori » équivaut à la mort. C’est précisément ce que nous disent toutes les scènes terribles du retour au pays natal… Les dernières images du film nous rappellent la fragilité de la condition humaine, notre si faible maîtrise sur le cours des choses et notre inscription malgré tout dans le Temps avec ce dernier plan silencieux, très beau qui dit le retour des enfants, quelque part dont nous ne saurons rien, où peut-être ils pourront grandir ...droits comme leur père ou tordus comme Fabian. Nul ne peut le dire...

* Voir le Manifeste pour les « produits » de première nécessité Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William


Le réalisateur Lav Diaz s’est librement inspiré de Crimes et châtiments, le légendaire roman de Fiodor Dostoïevski pour tourner son film Norte, la fin de l’histoire.

Difficile de passer outre l’impressionnante durée de Norte, la fin de l’histoire. Ces quatre heures sont pourtant bien peu comparées à la durée des précédents films de Lav Diaz, puisqu’on peut compter huit heures pour son Melancholia et plus de dix pour son magnum opus Evolution of a Filipino Family qui est toujours considéré comme l’un des films les plus longs de tous les temps.

Figure majeure du cinéma contemporain, Lav Diaz signe depuis le début des années 2000 des films qui arrachent le cinéma aux contraintes de l’industrie, et l’individu philippin à son sort tragique.

Les Philippines ont subi trois siècles de domination espagnole, cinq décennies de tutelle américaine, une occupation japonaise et la loi martiale du régime de Marcos, que Lav Diaz considère comme le quatrième cataclysme de l’histoire du pays, par ailleurs continuellement soumis aux catastrophes naturelles. D’Evolution of a Filipino Family (commencé en 16 mm en 1994 et achevé dix ans plus tard en DV après avoir surmonté de multiples avaries) à From What is Before (grand prix du Festival de Locarno en 2014) et Storm Children, il expose et combat l’héritage du dictateur et des colons en racontant les histoires d’individus en lutte contre la pauvreté, la tyrannie, l’aliénation et la dévastation. Paysans expropriés, villageois rescapés, femmes abusées, artistes tourmentés, activistes passés dans la clandestinité : pour Lav Diaz, « l’histoire d’un individu philippin est l’histoire de la lutte philippine ».

Si Lino Brocka est une figure incontournable pour tout cinéaste de l’archipel, les influences de Lav Diaz sont plus variées. Nourri par les mélodrames, le rock, Dostoïevski, Tarkovski ou Béla Tarr, il marie une conscience politique aiguë à un intérêt prononcé pour les formes narratives populaires et les récits pastoraux. Bien que ses films reposent généralement sur des structures narratives classiques, elles font l’objet d’un étirement radical qui vise à produire un sentiment du temps sui generis. Selon lui, la psyché philippine a en effet hérité de ses ancêtres malais une sensibilité selon laquelle ce n’est pas le temps qui gouverne l’espace, mais l’inverse. La longue durée notoire de ses films ne signale ainsi ni une coquetterie expérimentale ni une mégalomanie monumentale, mais la reconquête d’une sensibilité refoulée par l’imposition de la liturgie et du productivisme de l’Occident. À celles-ci, Lav Diaz oppose dans sa méthode même une vision opposée et foncièrement généreuse. Chaque film est l’occasion d’un long séjour, souvent dans des régions éloignées des préoccupations de l’État. La fiction émerge organiquement au fil des imprévus, des contributions, des idées spontanées et des réécritures acharnées, au gré du labeur et de la grâce.

En ce qui concerne les personnages de ses films, Lav diaz dit :"je cherche toujours à humaniser mes personnages. Je ne veux pas faire de caricature. Le bien et le mal coexistent dans un même individu. Il n’existe pas d’être parfait. C’est ma définition d’un personnage réaliste. Le photographe croit qu’il libère cette femme, alors qu’il est en train d’anéantir la perception qu’elle avait de l’émancipation. C’est la même chose pour le gourou de la secte. Sa vision du monde est malsaine, il croit pourtant qu’il est en train d’aider l’humanité. Je ne juge jamais mes personnages...Je ne veux pas être didactique. C’est pour cela que je façonne les personnages les plus réalistes possibles. Je ne veux pas faire un film de propagande. La propagande n’a pas sa place en art, au cinéma encore moins. Si vous écrivez des personnages réalistes et si vous vous contentez de présenter votre discours, le message passera. C’est plus efficace de rester dans une dynamique du dialogue, à la manière de Socrate. C’est ça que je veux, plutôt que d’imposer un point de vue précis..."

Dans Norte, la fin de l’histoire, L’iconique actrice, chanteuse et top-modèle, Iza Calzado, devait incarner Eliza, le personnage principal. La Philippine a eu un empêchement et c’est Angeli Bayani, une habituée des films indépendants qui prit sa place à la dernière minute. Angeli Bayani avait déjà joué un rôle dans Melancholia. Bayani a aussi incarné Teresa, une domestique philippine, dans Ilo Ilo, film du Singapourien Anthony Chen qui a reçu le prix de la Caméro d’Or au festival de Cannes en 2013.

Norte, la fin de l’histoire a été diffusé dans de nombreux festivals à travers le monde. Il a notamment gagné le prix du meilleur film au Festival international des Droits de l’Homme de Nurembeg en Allemagne. Le long-métrage de Lav Diaz a aussi été exposé aux Gawad Urian Awards, et au festival international Cinemanila se déroulant tous les deux aux Philippines, et il a atteint la neuvième place dans le classement des dix meilleurs films de 2013 effectué par Sight & Sound, une revue prestigieuse publiée par le British Film Institute.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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