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Cria Cuervos

Vendredi 4 mai - 20h30 - Mercury
Publié le vendredi 4 mai 2007.


de Carlos Saura

Esp, 1976, 112’

avec Géraldine Chaplin, Ana Torrent, Conchita Perez

« Nous sommes en train de vivre une période de démolition, d’où surgira autre chose. Cria Cuervos traite de ce processus de destruction et de mort » (Carlos Saura).

« Hoy en mi ventana brilla el sol / Y el corazon se pone triste contemplando la ciudad / Porque te vas. » (Aujourd’hui, à ma fenêtre brille le soleil et mon coeur s’attriste en contemplant la ville, parce que tu pars)

La petite fille à la fenêtre qui contemple le dehors, c’est Ana, brisée depuis la mort de sa mère. « Porque te vas », parce que tu pars, le présent n’est pas une erreur car cette disparition elle la vit toujours, ce n’est pas du passé, c’est un passé impossible. Cria Cuervos se déroule durant un été, dans une vieille demeure bourgeoise décrépite, lieu qui rappelle le manoir isolé d’Anna et les loups. Un univers clôt où le temps reste figé dans l’attente de quelque chose, d’un séisme, d’une révolution.

Un mystère, comme il y en a beaucoup dans ce film. L’été commence donc sur un drame qui semble survoler Ana, fille rêveuse et silencieuse. Il se poursuit, interminable, répétitif. Le monde du dehors ne parvient que par bribes aux habitants de la maison. Logique car cette demeure c’est l’Espagne, et l’Espagne sous Franco est fermée au monde. C’est un espace de rituels immuables, de petites promenades autour d’une piscine vide, d’autorité, de militaires.

Cria Cuervos est un film profondément politique. Un film qui s’accroche à son époque, qui décrit un monde qui s’éteint et l’espoir d’un renouveau. Cria Cuervos, c’est le temps du Franquisme, sa fin imminente. C’est un moment de l’histoire de L’Espagne où tout est figé, où le pays est paralysé par des valeurs bourgeoises, par le poids de l’armée et de la religion. Paulina, la belle-mère d’Ana, froide, distante, représente les valeurs bourgeoises. Elle n’a d’autre considération que de faire respecter l’étiquette, la discipline et Ana, petite rebelle, rejette son intransigeance. L’Armée est représentée par les seuls hommes du film, le père d’Ana et le nouvel amant de Paulina. L’Espagne est décrite par Saura comme un espace étouffant pour les femmes. La mère d’Ana n’a pu s’épanouir dans le piano, a due abandonner sa carrière d’artiste. Tout un monde qui lentement se meurt et dont Carlos Saura se fait le fossoyeur.

« Como cada noche despierté / Pensando en ti / Y en mi reloj todas las horas vi pasar / Porque te vas. » (Comme chaque nuit, je me réveillai, pensant à toi, Et sur ma montre j’ai vu défiler toutes les heures, Parce que tu pars).

Les heures défilent et se confondent. Le passé n’existe plus, la vieille grand-mère paralytique ne dit plus un mot. L’Espagne n’a plus de passé, pas de futur, rien qu’un présent interminable. Mais cette dictature se fissure, et quelques petits évènements viennent perturber sa logique mortifère. Il y a les rêves d’Ana, lorsqu’elle s’envole ou s’imagine ce qui ne peut être. Il y a le plaisir des jeux. Il y a la jouissance, insupportable pour les fossoyeurs des libertés. Un été figé donc, mais un été des possibles, un moment de transition. Le passé et ses fantômes ressurgissent, venant rappeler aux vivants qu’il y a eu une histoire avant Franco. Un coin du voile se soulève, révélant que le temps peut repartir et qu’un futur se profile. Passé, présent, futur coexistent. Carlos Saura nous montre ce moment où tout s’interpénètre pour remettre l’histoire en marche en faisant intervenir Ana adulte, jouée par Géraldine Chaplin qui joue également la mère de la petite fille. Il y a une promesse de réveil, d’une révolution. Porque te vas, la chanson interprétée par Jeanette, résonne plusieurs fois dans le film. Moments intenses qui font entrer le souffle de la vie dans la maison. Cette ritournelle provoque des frissons qui nous parcourent l’échine, tant on ressent le besoin de ces petits moments de bonheur qui nous permettent de respirer dans l’atmosphère étouffante dans laquelle Saura nous plonge. Il y a Porque te vas et il y a les grands yeux d’Ana Torent, son regard si profond, unique, totalement envoûtant et magique. Le film est écrit pour elle, et l’intensité qui se dégage de cette enfant est proprement tétanisante.

Sous le régime dictatorial, Carlos Saura a toujours du ruser avec les autorités. Dans son premier long métrage, Los Golfos (1960), le réalisateur décrit une jeunesse en perdition dans les quartiers miséreux de Madrid. Le film est classé « 2ème catégorie B », soit une « oeuvre dénuée de tout intérêt artistique ». Saura situe l’action de son film suivant, La Charge des brigands (Lanto por un bandido, 1964), au XIXème siècle. Récit picaresque dont l’aspect historique laisse entrevoir une critique de la guerre d’Espagne et du Franquisme. Stress-es tres-tres (1968) est une critique acerbe de la bourgeoisie. Dans Ana et les loups (Ana y los lobos, 1973), trois fils représentaient l’armée, le clergé et les tabous bourgeois. L’irruption d’une gouvernante tentatrice venait exposer l’hypocrisie de ces castes dominantes. Cria Cuervos poursuit dans cette veine métaphorique et symbolique. Le père d’Ana c’est Franco et sa mère disparue c’est bien sûr la république, morte d’avoir été trahie, trompée. « Tout n’est que mensonge » nous dit-elle lors de l’une de ses apparitions. Quant à Ana et ses soeurs, elles sont l’espoir d’un renouveau, la force de la jeunesse qui va abattre le régime. Ana entend encore les échos de sa mère, de la république, elle s’occupe de sa grand-mère oubliée dans son fauteuil. Lorsque les trois soeurs jouent, elles se déguisent en vierge marie, en militaire et en bourgeoise. Armée, religion, bourgeoisie, trois piliers du franquisme dont elles se moquent éperdument. Franco meurt l’année de Cria Cuervos, certainement tué par Ana.

« Todas las promesas de mi amor se iran contigo / Me olvidaras, Me olvidaras

Junto a la estacion yo lloraré igual que un niño / Porque te vas. » (Toutes les promesses de connaître l’amour s’en iront avec toi, Tu m’oublieras, Tu m’oublieras, Près de la gare je pleurerai comme un enfant, Parce que tu pars).

Cria Cuervos n’est pas seulement un magnifique pamphlet politique, c’est aussi une admirable réflexion sur le deuil impossible, sur les souvenirs qui ne veulent pas s’éteindre. Un film peuplé de fantômes et de photos du passé dans lesquelles la grand-mère s’évade.

Carlos Saura épouse l’imaginaire enfantin d’Ana. Il nous fait partager son monde intérieur fait de fantasmes, de rêves, de visions, de tristesse silencieuse, de sentiment de solitude et d’abandon.

Cria Cuervos bascule ainsi constamment du rêve à la réalité, sans établir de frontières, sans fixer de règles ou d’échelle de valeur.

C’est certainement le plus beau film tourné sur l’enfance. Pas une enfance idyllique, mais une enfance peuplée de peurs, hantée par la mort. Une oeuvre fondamentale, qui marie avec une perfection rarement égalée la puissance d’un discours radical et une émotion de chaque instant. Un film qui nous parle directement, par ses échos, à nos souvenirs, notre enfance, un film qui parle de notre monde. C’est toute la magie du cinéma incarnée, la plus magnifique illustration de la définition du cinéma de Frank Pierson : « Les films sont à notre civilisation ce que les rêves sont à nos vies individuelles : ils en expriment le mystère et aident à définir la nature de ce que nous sommes et de ce que nous devenons. »

Olivier Bitoun (chroniqueur sur DVDClassik)

Scénario : Carlos Saura

Avec Ana Torrent, Géraldine Chaplin, Monica Randall, Florinda Chico.

Photographie : Teodoro Escamilla.

Montage : Pablo Gonzalez del Amo

Musique : Federico Mompou

Le film sera précédé d’une présentation et suivi d’un débat avec le public.

Présentation et Animation : Philippe Serve