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Allemagne, Mère blafarde

Vendredi 17 avril - 20h30 - Cinéma Mercury
Publié le jeudi 16 avril 2009.


Dans l’Allemagne des années 30, Hans et Lene se marient. Très vite, la guerre éclate. Hans est mobilisé et envoyé en Pologne. En l’absence de son époux, Lene met au monde une petite fille, Anna. Au moment de la débâcle, Lene est obligée de quitter sa maison détruite et de fuir avec sa fille. Toutes les deux doivent affronter la peur, les violences, les privations... Lorsque Hans revient, le couple s’est irrémédiablement décomposé et l’Allemagne n’est plus qu’un champ de ruines. Lene, malade, perd le goût de vivre...

Film allemand de HELMA SANDERS-BRAHMS - 1980 - 2h03 - vostf

Réalisation, Scénario et Production : Helma Sanders-Brahms
Directeur de la photo : Jürgen Jürges
Compositeur : Jürgen Knipper
Montage : Uta Periginelli et Elfie Tillack
Décors : Götz Heymann
Costumes : Janken Janssen
Distribution : Carlotta Films
Avec : Eva Mattes (Lene), Ernst Jacobi (Hans), Elisabeth Stepanek (Hanne), Angelika Thomas (Lydia), Rainer Friedrichsen (Ulrich), Gisela Stein (Tante Ihmchen), Fritz Lichtenhahn (Oncle Bertrand), Anna Sanders (Anna petite), Miriam Lauer (Anna), Sonja Lauer (Anna).

Lene, une femme allemande

Lene, mère de la petite Anna, à savoir Helma Sanders-Brahms enfant. Lene, femme allemande. Lene, mère patrie. L’Allemagne.

Comme tant de ses compatriotes nés pendant la seconde guerre mondiale et donc sous le régime nazi, la réalisatrice – venue au monde sous un bombardement en 1940 – se déclare d’entrée innocente des crimes commis par son pays pendant douze ans de régime hitlérien dont six de guerre totale. Mais ses parents ? Ceux qui, comme Lene et son mari Hans n’étaient pas nazis mais préférèrent détourner le regard quand l’horrible machine se mettait en branle et arrêtait les voisin(e)s et ami(e)s. Quand la nuit de cristal laissait les échoppes juives frappées du sceau de l’infamie et du seul discours hurlé par ce régime : la violence, la peur, le crime, la mort.
Qu’avez-vous donc fait ? Pourquoi vous taisez-vous obstinément comme si rien jamais, ne s’était passé dans cette noble Allemagne, si riche de sa culture, de ses penseurs, de ses artistes, tous jetés aux feux des autodafés des chemises brunes quand ils n’étaient pas récupérés pour servir leur sale besogne (pauvre Wagner que même le Woody Allen de Annie Hall ne peut plus écouter sans avoir envie d’envahir la Pologne !).
Justement, c’est cette Pologne qu’envahit Hans, le père de la petite Anna/Helma. Hans, homme doux et mou, non engagé politiquement, ni d’un côté ni de l’autre. Il n’aime pas suffisamment les Nazis pour entrer au Parti et ne les déteste pas assez pour refuser son amitié à Ulrich qui, lui, est un enthousiaste.
Lene encaisse mal le départ de son mari pour le front. Mais Lene est fière, indomptable. N’avait-elle pas gardé le silence devant l’attaque d’un chien de S.A. hilares ? "Une vraie femme allemande ! " s’était extasié Ulrich en réponse à la remarque admirative de Hans : "Elle n’a même pas crié." Une vraie femme allemande, apprenons-nous ainsi dès le début du film, est donc une gretchen ou une frau qui fait face avec courage et dignité. Mais aussi qui se tait devant les amusements agressifs de l’homme. Dans un pays depuis longtemps déjà dominé par l’idée de discipline et d’obéissance au chef – le nazisme a enfilé les bottes bien cirées de l’Empire prussien -, le maître est l’homme et la place de la femme se trouve au foyer.
Mais en 1945, cette femme allemande aura pris goût à son indépendance, voire à sa liberté, acquise dans la douleur, la privation, l’errance. Sans démonstration excessive – c’est toute l’intelligence du film et de sa mise en scène malgré ou plutôt grâce à son parti pris brechtien – Helma Sanders-Brahms nous montrait en 1980, trente-cinq ans après la fin de la guerre, ce que nous, de l’autre camp n’avions jamais vraiment vu mais que ses propres compatriotes s’obstinaient aussi à oblitérer dans un grand effort d’amnésie collective : la vie d’une femme allemande - suffisamment banale pour les représenter toutes - sous le nazisme, sous les bombes, sous les ruines de son propre pays.

Curieuse Lene qui, confie-t-elle, « plus ça va mal, plus (elle) chante ». Inquiétante Lene, racontant un terrible conte des frères Grimm à sa petite fille Anna du ton distancié si cher au dramaturge de Mère Courage et ses enfants. Dormant dans une usine ( ?) abandonnée dont l’immense cheminée et les portes des fours nous rappellent bien autre chose, Lene et Anna incarnent à la perfection ce Verfremdungseffekt, cet effet d’étrangeté entraîné par la distanciation prônée par Brecht et sous l’ombre tutélaire duquel se place délibérément Helma Sanders-Brahms.

Lene femme allemande, mais aussi Mutterland – Mère patrie se substituant à la notion traditionnelle du Vaterland -, cette Allemagne mère blafarde du poème de Brecht, résistante active face à la mort mais pas au nazisme, est-elle donc victime innocente, voire héroïne digne d’admiration ?

Là réside sans doute l’ambiguïté du regard porté par la cinéaste et le rejet de son film par ses compatriotes lors de la sortie de celui-ci. L’alchimie de l’œuvre, tout à la fois puissamment métaphorique et personnelle, dérange. La génération de Helma Sanders-Brahms qui ressuscita le cinéma allemand des cendres académiques et amnésiques dans lequel il n’en finissait plus de dormir, voulut déranger car elle-même ne savait comment se débrouiller avec ce gigantesque poids de culpabilité dont le monde entier, mais aussi sa propre conscience, continuaient à la charger. Le réveil forcé des parents par les enfants – enfants qui répondaient aux noms de Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Werner Herzog, Rainer-Werner Fassbinder, Jean-Marie Straub, Peter Fleischmann, Michael Verhoeven, Margarette Von Trotta, Eberhard Fechner et autres Wim Wenders, fut brutal. Celui imposé par Allemagne, mère blafarde, arrivant pourtant en bout de course de ce Nouveau cinéma allemand (initié dès 1962), le fut d’autant plus que Helma Sanders-Brahms, féministe convaincue et aux films déjà remarqués depuis son premier - Angelika Urban, Verkaeuferin, verlobt (1970) – proposait une vision de l’Histoire différente. Différente pour les raisons concomitantes et indissociables qu’elle n’émanait plus, d’une part, d’un homme mais d’une femme et, d’autre part, qu’elle fondait ensemble histoire personnelle – celle de sa mère, mais aussi la sienne – et la grande Histoire. Le regard posé sans concessions sur l’Allemagne de l’après-guerre, cette RFA des années 50 et 60 du miracle économique, engoncée dans le néo-conservatisme de la CDU (Démocratie chrétienne) des chanceliers Adenauer puis Kiesinger et de leurs alliés bavarois de la CSU du très réactionnaire F.J. Strauss, qui recyclent en masse les anciens nazis dans leurs administrations, ce regard est acéré et lucide. Sans illusions. L’Allemagne, à nouveau puissante et même triomphante – son titre de championne du monde de football en 1954 pour son retour au sein des compétitions internationales fut vécu dans toute la RFA comme un immense moment de fierté nationale retrouvée – croyait à tort pouvoir faire fi du passé. Celui-ci, par le biais de ce qui fut le second âge d’or du cinéma allemand (après celui des années 1919 à 1933) ressurgit soudain, d’autant plus violemment qu’on avait voulu le passer aux oubliettes. Certains ne se contentèrent pas de faire des films, d’écrire des livres ou des pièces de théâtre. Révulsé par le virage droitier du SPD (abandon du Marxisme au Congrès de Bad Godesberg en 59) puis par son entrée au gouvernement en 66 dans une grande coalition nationale, ces militants radicaux se tourneront vers la rue et vers un socialisme révolutionnaire. Les événements de 1967 (un étudiant tué par la police lors de la visite du Shah d’Iran dont le régime de terreur et de torture provoque des manifestations ainsi, bien sûr, que la guerre du Vietnam, puis la tentative d’assassinat sur la personne de Rudi Dutschke) et de 1968, vont créer une intense politisation au sein des milieux étudiants et artistiques, dont celui du cinéma. Le passé qui ne passe pas – celui du nazisme, sujet tabou – est systématiquement lié aux protestations. Avec le régime qui se transforme en appareil policier répressif, la contestation se radicalisera encore un peu plus et versera dans le terrorisme, ces terribles années de plomb. C’est dans ce contexte que Helma Sanders-Brahms apporte sa pierre à l’effort collectif du Nouveau cinéma allemand : remettre le passé sur la table. Afin d’en finir – peut-être - une fois pour toutes.

Philippe Serve

Helma Sanders-Brahms en 1979 et aujourd’hui :


La séance est précédée d’une présentation et suivie d’un débat avec le public. Animation : Philippe Serve

Film tout à la fois métaphorique et autobiographique - le personnage de Lene représente la mère de Helma Sanders-Brahms et la petite Anna est interprétée par la propre fille de la réalisatrice - Allemagne, mère blafarde est l’un des derniers très grands films du deuxième âge d’or du cinéma allemand.

Placé sous le signe du poète et dramaturge Bertolt Brecht (le titre est emprunté à l’un de ses textes lu en ouverture), l’œuvre est puissante et sans concessions.

La mise en scène, sobre mais comme tirée au cordeau, soutient une histoire qui reste longtemps dans la mémoire du spectateur.