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Le Plaidoyer de Jafar Panahi devant ses juges

Publié le jeudi 6 janvier 2011.


Avant d’être condamné, le cinéaste iranien Jafar Panahi avait plaidé sa cause devant ses juges.

Voici le texte intégral de cette plaidoirie, pleine de dignité, de force et de passion :

"« Votre honneur, monsieur le juge, permettez-moi de présenter mon plaidoyer en deux parties distinctes :

Première partie : Ce qu’on dit Ces derniers jours, j’ai revu plusieurs de mes films favoris de l’histoire du cinéma, bien qu’une grande partie de ma collection m’ait été confisquée durant le raid effectué, chez moi, dans la nuit du 19 février 2009. Monsieur Rassoulof et moi-même étions, cette nuit-là, en train de tourner un film du genre artistique et social quand des forces disant faire partie du ministère de la Sécurité, sans présenter aucun mandat officiel, nous ont arrêtés ainsi que tous nos collaborateurs. Elles ont, du même coup, confisqué tous mes films, qui ne m’ont jamais été restitués. Par la suite, la seule allusion jamais faite a ces œuvres a été celle du juge d’instruction du dossier : « Pourquoi cette collection de films obscènes ? »

J’aimerais préciser que j’ai appris mon métier de cinéaste en m’inspirant de ces films que le juge qualifiait d’« obscènes ». Et, croyez-moi, je n’arrive pas à comprendre comment un tel adjectif peut être attribué à des œuvres pareilles, comme je n’arrive pas à comprendre comment on peut qualifier de « délit criminel » l’activité pour laquelle on veut me juger aujourd’hui. On me juge, en fait, pour un film dont moins d’un tiers était tourné au moment de mon arrestation. Vous connaissez certainement l’expression qui dit que si l’on ne prononce que la moitié de la phrase : « il n y’a point de Dieu que Dieu le grand », on commet un blasphème. Alors comment peut-on juger d’un film avant même qu’il ne soit fini ?

Je n’arrive à saisir ni le caractère obscène des grands films de l’histoire du cinéma, ni l’accusation portée contre moi. Nous juger serait juger l’ensemble du cinéma engagé, social et humanitaire iranien, cinéma qui a la prétention de se placer au-delà du Bien et du Mal, cinéma qui ne juge pas et ne se met pas au service du pouvoir et de l’argent, mais fait de son mieux pour de donner une image réaliste de la société.

On m’accuse d’avoir voulu promouvoir l’esprit d’émeute et de révolte. Tout au long de ma carrière de cinéaste, j’ai toujours revendiqué le rang de cinéaste social et non politique. Je n’ai jamais voulu me placer en position de juge ni de procureur. Je ne suis pas cinéaste pour juger mais pour montrer ; je ne tiens pas à décider pour les autres ou à leur prescrire quoi que ce soit. Permettez-moi de répéter ma prétention de placer mon cinéma au-delà du Bien et du Mal. Ce genre d’engagement nous a souvent coûté, à mes collaborateurs et à moi-même. Nous avons été frappés par la censure, mais c’est une première que de condamner et d’emprisonner un cinéaste pour l’empêcher de faire son film. Et une première aussi que de rafler la maison dudit cinéaste et de menacer sa famille pendant son « séjour » en prison.

On m’accuse d’avoir participé aux manifestations .La présence des caméras était certes interdite, mais on ne peut pas refuser aux cinéastes le droit d’y participer. Ma responsabilité en tant que cinéaste est d’observer afin de pouvoir un jour rendre compte.

On nous accuse d’avoir commencé le tournage sans avoir demandé l’autorisation du gouvernement. Dois-je vraiment préciser qu’il n’existe aucune loi promulguée par le Parlement concernant ces autorisations ? En fait, il n’existe que des circulaires interministérielles, qui changent en même temps que changent les vice-ministres.

On nous accuse d’avoir commencé le tournage sans avoir donné le scénario aux acteurs du film. Dans le genre de cinéma que nous réalisons, où nous travaillons plutôt avec des acteurs non professionnels, c’est une manière de faire très courante, mise en pratique par la quasi-totalité de mes collègues. Un chef d’accusation pareil me semble relever plutôt du registre de l’humour déplacé que du domaine juridique.

On m’accuse d’avoir signé des pétitions. J’ai, en fait, signé une pétition dans laquelle 37 de nos plus importants cinéastes déclaraient leur inquiétude quant à la situation du pays. Malheureusement, au lieu d’écouter ces artistes, on les accuse de traîtrise. Les signataires de cette pétition sont justement ceux qui ont toujours réagi en premier aux injustices dans le monde entier. Comment voulez-vous qu’ils restent indifférents à ce qui se passe dans leur propre pays ?

On m’accuse d’avoir organisé des manifestations lors du festival du Montréal [l’été qui a suivi les élections, NDLR]. Cette accusation est illogique puisque, en tant que président du jury, je n’étais à Montréal que depuis deux heures quand les manifestations ont commencé. Ne connaissant personne dans cette ville, comment aurais-je pu organiser un tel événement ? On ne tient pas à s’en souvenir, peut-être, mais durant cette période nos compatriotes se rassemblaient lors d’événements organisés partout dans le monde afin d’exprimer leurs revendications.

On m’accuse d’avoir participé aux interviews avec les médias de langue persane basés a l’étranger. Il n’existe, à ma connaissance, aucune loi interdisant un tel acte.

Deuxième partie : Ce que je dis L’artiste incarne l’esprit d’observation et d’analyse de la société à laquelle il appartient. Il essaie de tirer une œuvre d’art du résultat de ses observations et de ses analyses. Comment peut-on accuser et incriminer qui que ce soit en raison de son esprit et de son regard sur les choses ? Rendre les artistes improductifs et stériles revient à détruire toutes formes de pensées et de créativités. Le raid effectué chez moi et mon emprisonnement, ainsi que celui de mes collaborateurs, est un raid du pouvoir contre tous les artistes du pays. Le message transmis par cette série d’actions me paraît bien clair et bien triste : qui ne pense pas comme nous s’en repentira…

En fin de compte, j’aimerais aussi rappeler à la cour une autre ironie du sort me concernant : l’espace consacré à mes prix internationaux au musée du Cinéma de Téhéran est plus grand que ma cellule de prison.

Quoi qu’il en soit, moi, Jafar Panahi, déclare solennellement que, malgré les mauvais traitements que j’ai dernièrement subis dans mon propre pays, je suis iranien. Je veux vivre et travailler en Iran. J’aime mon pays et j’ai déjà payé le prix de cet amour. Toutefois, j’ai une autre déclaration à ajouter à la première : mes films étant mes preuves irréfutables, je déclare croire profondément au respect des droits d’« autrui », au droit à la différence, au respect mutuel et à la tolérance. Une tolérance qui me retient, moi-même, de juger et de haïr. Je ne hais personne, même pas mes interrogateurs, puisque je reconnais ma responsabilité envers les générations à venir.

L’Histoire avec un grand H est bien patiente. Les petites histoires passent devant elle sans se rendre compte de leur insignifiance. Pour ma part, je m’inquiète pour ces générations à venir. Notre pays est vulnérable, et c’est seulement l’instauration de l’Etat de droit pour tous sans aucune considération ethnique, religieuse ou politique qui pourra nous préserver du danger bien réel d’un futur proche chaotique et fatal. A mon avis, la tolérance est la seule solution réaliste et honorable à ce danger imminent.

Mes respects, monsieur le juge,

Jafar Panahi , Cinéaste Iranien"