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Vendredi 24 septembre 2010 - POETRY

20h30 Cinéma Mercury - 16 place Garibaldi - Nice
Publié le lundi 20 septembre 2010.


Film de LEE Chang-dong

Corée du Sud - 2009 - 2h17 - vostf

Prix du scénario, Festival de Cannes 2010.

LEE Chang-dong et la problématique de la perte

Posséder, perdre, chercher, retrouver… ou pas. Cette suite d’actions – à la dimension existentielle souvent évidente – constitue l’un des fils rouges de la filmographie du cinéaste coréen Lee Chang-dong.
Le réalisateur-romancier, qui fut même un bref ministre de la culture (2003-2004), actif puis désenchanté par l’exercice du pouvoir politique, semble en effet comme obsédé par cette problématique si humaine : l’expérience de la perte.

Dans Peppermint Candy (2000), deuxième film réalisé par Lee Chang-dong, nous assistons au parcours – conté à rebours dans une remontée progressive du temps de 1999 à 1979 – d’un homme qui décide de se suicider dès les premières images du film en se jetant sous un train au cri de «  Je reviens ! ». Revenir vingt ans en arrière, au temps de l’innocence, quand Yong-ho, étudiant amoureux et idéaliste, n’était pas encore contaminé par la gangrène de la dictature militaire du pays, pas encore soldat réprimant dans le sang la révolte étudiante de Gwanjiu (mai 1980, plusieurs milliers de mort), pas encore policier chassant et torturant les militants de gauche, pas encore homme d’affaires ruiné par la crise économique asiatique de 1987…
Non seulement Yong-ho a perdu son innocence originelle et la part d’humanité qui y était attachée, mais il a conscience de cette perte et en souffre. Son désir de remonter le temps et d’effacer l’innommable, de revenir et tout recommencer à zéro est impossible. Ne reste plus alors pour surmonter la perte que l’effacement général, total, par la mort. Lee Chang-dong, mue par une intuition géniale, va alors faire remonter le spectateur dans le temps grâce au procédé artificiel du cinéma (instrument d’artifice dans son essence même). Ce que Yong-ho ne peut obtenir – retrouver le temps en le gommant au fur et à mesure – le spectateur se le voit offrir. Mais loin d’un apaisement ou d’un pardon, le procédé débouchera au contraire sur une douleur exacerbée : la certitude qu’autrefois existait un être doux, aimant et heureux. Que ce bonheur ne fut qu’un rêve, une simple bulle, crevée et disparue à jamais. Mais que son souvenir, dont je dirais qu’il marque une présence manquante davantage qu’une simple absence, ronge le cœur et la mémoire. Et si c’était là le cancer le plus terrible dont peut souffrir un être humain ? Celui de l’âme. La perte de l’innocence.
Notons que ce thème était déjà présent dans le premier film de Lee Chang-dong, Green Fish (1997).

Après ce film coup-de-poing en forme d’oeuvre majeure que certains – sans doute optimistes ou idéalistes, voir naïfs par nature – jugent pessimiste, Lee Chang-dong tourne son chef d’oeuvre : Oasis (2002). A priori une histoire banale : un garçon et une fille s’aiment, leurs familles réciproques s’opposent à cette liaison, essentiellement pour des raisons de différences sociales. Travaillant à les séparer, ils parviennent à leur but, envoyant le garçon – ancien repris de justice – en prison… Banal ? Oui mais non. Car ici le garçon, Jong-du (fantastiquement interprété par Sol Kyung-gu, déjà inoubliable Yong-ho dans le précédent film) est un jeune homme légèrement attardé, tandis que la jeune fille, Gong-ju (Moon So-ri, elle aussi présente dans Peppermint Candy et ici extraordinaire) est une handicapée physique majeure. Ici, le thème de la perte qui sera celui, in fine, de l’autre via la séparation forcée des deux amoureux, se double de pertes mentales, physiques et sociales, de par le rejet par la société dont ils sont tous deux victimes en raison de leurs différences. Cette nouvelle perte d’humanité, non plus réelle, objective, mais considérée comme telle par les autres, les « normaux », Jong-du et Gong-ju la compensent par des échappées imaginaires, chacun à sa manière, qui mettent en question la réalité perçue par le spectateur ou telle qu’il a cru jusqu’alors la percevoir. Si Lee Chang-dong avait eu l’ingénieuse idée de la narration à rebours dans son film précédent, ici il décide de filmer scènes « réelles » et «  imaginaires » de la même manière, enchaînées parfois à l’intérieur d’une même séquence, d’un même plan, sans coupure, sans montage. En cela, Oasis, qui s’avère pour le spectateur tout aussi surprenant et épuisant (au sens où il fait le tour de la question en donnant toutes les clés à celui qui a bien voulu regarder et écouter les moindres détails) que Peppermint Candy, est beaucoup plus optimiste que ce dernier. Car ici, la ou les perte(s) évoquée(s) précédemment ne paraissent plus définitives. De sa prison, Jong-du écrit à Gong-ju des lettres porteuses d’avenir, tandis que la jeune femme semble paisiblement attendre son retour. Quant à leur humanité perdue, confisquée par la position excluante de la société, nul doute que le regard réciproquement échangé des deux jeunes gens le leur aura rendu au centuple.

Secret Sunshine, tourné cinq ans après Oasis (2007), confronte son personnage principal, Shin-ae (Jeon Do-yeon, prix d’interprétation à Cannes) à la perte brutale de son jeune garçon, alors qu’elle est déjà veuve. La douleur, insupportable, va la faire tomber dans les bras de la religion qui se veut toujours le « refuge naturel des désespérés. » Shin-ae croit alors compenser son sentiment de perte individuel par un amour christique et universel au nom d’un dieu « concept par lequel », chantait John Lennon avec ironie, « nous mesurons notre affliction. » Du coup, la perte de la perte – c’est-à-dire de la douleur liée à la disparition de son enfant – entraîne avec elle celle de son sentiment de mère, voire d’être humain. Préférer un dieu hypothétique et silencieux à un être humain de chair et de sang n’est-il pas révélateur d’une véritable déshumanisation, quand bien même elle s’affirmerait le contraire ? Ce n’est que lorsqu’elle découvre que Dieu aurait pardonné à l’assassin de son fils – permettant à ce dernier de vivre désormais dans une grande quiétude – avant même qu’elle, la mère, ne puisse lui accorder ce pardon qu’elle est venue lui apporter jusqu’en prison, qu’elle comprend l’implacable logique de la religion : en adorant son dieu, l’être humain doit renoncer à sa liberté, liberté d’être humain. Croire est donc accepter, quelque part, de se perdre. En abandonnant Dieu, en le perdant volontairement, Shin-ae retrouve sa liberté et sa totale humanité. Et le faible rayon de soleil – faible mais authentique – qui vient se glisser au plan final dans une petite flaque d’eau semble bien aller dans ce sens, celui de retrouvailles avec soi-même.

Poetry, dernier film en date de Lee Chang-dong (Prix du scénario au dernier festival de Cannes), ne déroge pas – bien au contraire – à cette thématique de la perte.
Tout d’abord perte de la mémoire, à commencer par les mots via la maladie d’Alzheimer. La victime se nomme Mija (Yoon Jeong-hee), vieille dame coquette et paisible. Ne pouvant guère lutter contre le courant de la maladie, autrement dit remonter à contre-courant – les premiers et derniers plans qui amènent le spectateur en plongée au-dessus du fleuve Han vont peut-être aussi dans ce sens – Mija va tenter de neutraliser cette perte par la poésie, comme Shin-ae remplaçait son fils, destinataire de son amour, par Dieu. Remplacer les mots perdus par des mots. Paradoxe à première vue, fausse piste en vérité. Car de là, Lee Chang-dong bifurque habilement pour s’interroger – et forcer le spectateur à faire de même – sur la capacité de la poésie à exister. En mots mais aussi bien sûr, puisque Poetry est un film, au cinéma.
Rien n’est pire qu’un poème raté, qu’un film « poétisant », autrement dit jouant des clichés poétiques. Dans tous ces cas, la réelle poésie, celle existant au cœur de l’objet pris pour sujet par le poète/cinéaste, sera absente, perdue quelque part entre l’intention et l’écriture ou la réalisation. La frustration de Mija – même si elle ne la conceptualise pas, voire ne la comprend pas - qui ne parvient pas à écrire un simple poème, découle davantage de cette perte en chemin de la poésie elle-même, que de son incapacité à trouver les mots.

L’autre perte assaillant Mija est celle de ses valeurs. Femme honnête et à principes, elle voit celles-ci s’écailler jour après jour afin de sauver des apparences sociales. Ce dépouillement volontaire – même si concédé à reculons – est bien sûr une défaite personnelle. Elle croit sans doute la contrebalancer en s’accrochant dans un premier temps à un principe de dignité lancé au visage du « Président », vieil homme hémiplégique au service duquel elle travaille régulièrement, devant une demande « humaine, trop humaine » de celui-ci. Mais Mija – Lee Chang-dong serait-il de plus en plus optimiste et presque malgré lui ? – se remettra dans le bon sens. Elle préfèrera ses principes de justice aux tranquilles hypocrisies de la société. Non sans avoir dérouté auparavant le spectateur en laissant tomber sa dignité pour une raison dont la noblesse sera annulée peu après…

Enfin, il y a Jong-wook, son petit fils. Adolescent, celui-ci semble avoir déjà tout perdu sans en avoir la moindre conscience. On peut même se demander si de tous les personnages inventés et filmés par Lee Chang-dong, celui ci n’est pas, au fond, le plus monstrueux par sa non-humanité. La vie étant un éternel et immense vase communiquant, les retrouvailles de Mija avec ses principes les plus nobles – donc avec elle-même mais aussi avec la jeune Agnès qui débouchera sur une splendide et émouvante fusion poétique – ne pourront se faire qu’au prix ou plutôt grâce à une nouvelle perte, sans doute volontaire et assumée. Une perte positive, en quelque sorte.

L’immense talent de Lee Chang-dong est que ce thème courant, on vient de le voir, de film en film, n’est cependant – comme écrit en début d’article - qu’un des nombreux fils rouges de l’oeuvre du cinéaste. Une œuvre extrêmement riche et qui fait de son auteur l’un des plus passionnants cinéastes au monde depuis plus d’une décennie.

Philippe Serve


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe SERVE.

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